aux Délices 3 octb [November] 1760
Le baron germanique qui se charge de rendre ce paquet à votre Excellence est un heureux petit Baron.
Je connais des Français qui voudraient bien être à sa place, et faire leur cour à monsieur et à madame de Chauvelin. Je n'ay point eu l'honneur de vous écrire pendant que vous bouleversiez nos limites, et que vous rendiez des Savoiards français et des Français savoiards. Je conçois très bien qu'il y a du plaisir à être savoiard quand vous êtes en Savoye. Souvenez vous monsieur que quand vous prendrez le chemin de Versailles pour donner la chemise au roy vous devez au moins venir changer de chemises dans nos hermitages.
J'ay l'honneur de vous envoyer une partie de la vie du Solon et du Licurgue du nord. Si la cour de touttes les Russies était aussi diligente à m'envoyer ses archives que je le suis à les compiler, vous auriez eu deux ou trois tomes au lieu d'un. Je me souviens d'avoir entendu dire à vos ministres, au cardinal Dubois, à mr de Morville que le Czar n'était qu'un extravagant né pour être contremaitre d'un navire hollandais, que Petersbourg ne pouvait subsister, qu'il était impossible qu'il gardât la Livonie, et voylà aujourdui les Russes dans Berlin, et un Tottleben donnant ses ordres dattez de Sans Souci. Si j'avais été là j'aurais demandé le Beau Mercure de Pigall pour le rendre au Roy.
En qualité de tragédier j'aime touttes ces révolutions là passionnément. J'ay et j'aurai contentement. Peutêtre si j'étais sir Politic je ne les aimerais pas tant. Je ne suis pas trop mécontent de vous autres sur terre, mais vous êtes sur mer de bien pauvres diables.
Si j'osais je vous conjurerais à genoux de débarasser pour jamais du Canada le ministère de France. Si vous le perdez vous ne perdez presque rien, si vous voulez qu'on vous le rende on ne vous rend qu'une cause éternelle de guerre et d'humiliation. Songez que les Anglais sont au moins cinquante contre un dans l'Amérique septentrionale. Par quelle démence horrible a t'on pu négliger la Louisiane pour acheter tous les ans 3 milions cinq cent mille livres de tabac de vos vainqueurs? N'est il pas absurde que la France ait dépensé tant d'argent en Amérique pour y être la dernière des nations de l'Europe? Le zèle me suffoque, je tremble depuis un an pour les Indes orientales. Un maudit gouverneur de la colonie anglaise à Suratte, et un certain commodore qui nous a frottez dans l'Inde sont venus me voir. Ils m'ont assuré que Ponticheri serait à eux dans quatre mois. Dieu veuille que Monsieur Berrier confonde mon commodore!