1760-05-08, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Connaissez vous, mon cher solitaire, le chevalier de Courton?
C'est l'homme le plus violent, et malheureusement pour son âme le moins croyant aux miracles que je connaisse; il a un rhumatisme goutteux sur tout le corps qui le fait souffrir et jurer outre mesure; il se fait choyer, retourner et servir par une espèce de gouvernante fort dévote, et dont les oreilles souffrent autant que le corps du chevalier; cette femme a imaginé, à part elle, de faire une neuvaine à Sainte Geneviève pour son malade, et de frotter une de ses chemises sur la châsse de la sainte; la neuvaine faite, la chemise frottée, elle l'a endossée sur le corps du chevalier qui ne se doutait pas de la sainteté de sa chemise, mais qui par hasard a été soulagé ce jour là de ses maux et a marché; alors la gouvernante, le voyant infiniment mieux, s'est jetée à ses genoux devant lui et a crié au miracle; Courton a cru qu'elle devenait folle; à l'instant elle lui a conté ce qu'elle avait fait; le chevalier en a ri et juré, il en a été puni, l'effet du miracle s'est dissipé par les plaisanteries du malade, et la goutte est revenue plus forte que jamais; ce qui prouve qu'il ne faut pas se moquer de sa gouvernante quand elle fait pour notre bien de bonnes œuvres.

Cette apologue, très bonne à mettre en vers, me conduit à vous dire que Luc est bien mal informé quand il a pensé que j'étais dans le cas d'être chassé de ma place; depuis que j'y suis, je vous assure que j'aperçois les nuances de sang froid et que je n'en ai pas vu une qui me fût défavorable; mais, si Luc veut me procurer ma liberté à cet égard sans me faire manquer à mes devoirs et à mon sentiment pour mon maître, vous pouvez l'assurer que je ferai tous les samedis une messe à Sainte Geneviève pour le repos de son âme et de son corps pendant sa vie, et que je lui promets qu'instruit par l'exemple de Courton, quand je serai dehors d'ici, je ne me moquerai, ne me plaindrai, ni ne serai fâché un instant de l'objet de ma dévotion à la patronne de Paris. Je m'en rapporte à ma dernière lettre, je ne voudrais pas être roi de Prusse, jugez si je me soucie d'être secrétaire d'état; non, ma foi, je ne voudrai pas régner à Berlin et quitter les avantages que je trouve ici dans la vie privée. Au reste écrivez je vous prie, à Luc que j'ai appris qu'il pensait ou voulait faire croire que j'étais capable de tromper; il me connaît bien mal; par amour propre, je tâche de me préserver des panneaux que l'on voudrait tendre à la France, mais, par le même amour propre, je crois fermement que le roi est trop grand pour se servir des petits moyens, ainsi que moi pour les lui conseiller. Je vous en confierai une preuve qui ne vous paraîtra pas équivoque. Il y a quelque temps que, par les intrigues des ennemis, ou d'après leur caractère assez soupçonneux, les ambassadeurs de Vienne et de Russie, qui sont ici, me marquèrent des soupçons; d'abord j'y fis fort peu d'attention; ils revinrent à la charge, et alors séparément et ensemble je leur déclarai que leurs inquiétudes étaient déplacées, parce que je pouvais leur dire de la part du roi, et eux pouvaient le mander à leurs cours, que s. m., lorsqu'elle voudrait faire la paix, ne la leur cacherait pas, parce qu'elle savait prendre un parti pour le bien de ses affaires hautement, mais qu'il était au dessous d'elle de tromper; en conséquence le roi a communiqué à ses alliés qu'il avait une espèce de négociation de commencée entre l'Angleterre et la France, qui pouvait et devait entraîner le rétablissement de la paix générale; cette négociation est rompue, mais la démarche de la part du roi n'en est pas moins certaine; or vous conviendrez que ce n'est point user de petites finesses que de se conduire aussi nettement. Tant que je serai ici, je ne donnerai pas d'autres conseils. La guerre sera heureuse ou malheureuse, elle durera jusqu'à extinction de chaleur naturelle ou finira bientôt, mais le roi ne trompera point et fera ouvertement et sans crainte quelconque toutes les démarches qui lui surviendront; nous n'aurons pas à nous reprocher de tromper même le roi de Prusse; voilà ce que vous pouvez mander à Luc, qui vous écrit non pas en ministre ou homme de vos amis qui n'a jamais rougi que lorsqu'il a roté. Actuellement, je commence à m'y accoutumer, dans les commencements cela me faisait de la peine. Adieu, mon cher solitaire, j'écris à m. de Monpeyroux sur votre affaire; et je le charge de vous faire rendre justice, sans quoi je ferai aussi des procès à ceux qui ne vous la rendent pas. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Je n'ai point vu la pièce contre les philosophes, je l'ai lue; le fond peut être mauvais, la diction en est bonne, les vers bien faits et la morale approuvable.