[?13 July 1761]
Monseigneur,
Vous savez qu'au sortir du grand Conseil tenu pour le testament du Roy d'Espagne, Louis 14 rencontra quatre de ses filles qui jouaient, et leur dit, Eh bien, quel parti prendriez vous à ma place?
Ces jeunes filles dirent leurs avis au hazard, et le roi leur répliqua, de quelque avis que je sois j'aurai des censeurs.
Vous daignez en user avec un vieillard ignorant comme Louis 14 avec ses enfans. Vous voulez que je bavarde, bavarde, et que je compile, compile. Vos bontés et ma façon d'être qui est sans conséquence me donnent donc le droit que gros Jean prenait avec son curé.
D'abord, je crois fermement que tous les hommes ont été, sont et seront menés par les évênements. Je respecte fort le Cardinal de Richelieu, mais il ne s'engagea avec Gustave Adolphe que quand Gustave eut débarqué en Poméranie sans le consulter; il profita de la circonstance. Le Cardinal Mazarin profita de la mort du Duc de Veimar, il obtint l'Alzace pour la France, et le Duché de Rhetel pour lui. Louis 14 ne s'attendait point du tout, quoiqu'on en dise, en fesant la paix de Risvik, que son petit fils aurait trois ans après la succession de Charlesquint. Il s'attendait encor moins que la première guerre de son petit fils serait contre son oncle. Rien de ce que vous avez vu n'a été prévu. Vous savez que le hazard fit la paix avec l'Angleterre, signée par ce beau Lord Bolingbroke sur les belles fesses de Madame Pultney. Vous ferez donc comme tous les grands hommes de vôtre espèce, qui ont mis à profit les circonstances où ils se sont trouvés.
Vous avez eu la Prusse pour alliée, vous l'avez pour ennemie. L'Autriche a changé de systême et vous aussi. La Russie ne mettait il y a vingt ans aucun poids dans la balance de l'Europe, et elle en met un très considérable. La Suede a joué un grand rôle et en joue un très petit. Tout a changé et changera. Mais comme vous l'avez dit, la France restera toujours un beau roiaume, et redoutable à ses voisins, àmoins que les classes des parlements n'y mettent la main.
Vous savez que les alliés sont comme les amis qu'on appellait de mon temps au quadrille, on changeait d'ami à chaque coups.
Il me semble d'ailleurs, que l'amitié de Messieurs de Brandebourg à toujours été fatale à la France. Ils vous abandonnèrent au siège de Metz fait par Charlesquint; ils prirent beaucoup d'argent de Louis 14 et lui firent la guerre; ils se sont détachés deux fois de vous dans la guerre de 1741, et sûrement vous ne les mettrez pas en état de vous trahir une troisième. Cette puissance n'était alors qu'une puissance d'accident, fondée sur la plus extrême œconomie et sur l'exercice à la prussienne. L'argent amassé a disparu. Les Prussiens longtemps vainqueurs sont battus avec leur éxercice. Je ne crois pas qu'il reste quarante familles à présent dans le roiaume de Prusse. La Poméranie est dévastée, le Brandebourg misérable, personne n'y mange de pain blanc, et on n'y voit que de la monoie décriée, et encor très peu. Les états de Cleves sont séquestrés; les Autrichiens sont vainqueurs en Silésie. Il serait plus difficile à présent de soutenir le Roi de Prusse que de l'écraser. Les Anglais se ruinent à lui donner des secours indirects vers la Hesse, et vous rendez ces secours inutiles. Voilà l'état des choses.
Maintenant si on voulait parier, il faudrait dans la règle des probabilités parier trois contre un que la puissance Prussienne sera détruite.
Mais aussi, un coup de désespoir peut rétablir ses affaires et ruiner les vôtres. Si vous prospérez, vous aurez un beau congrez dans lequel vous êtes toujours garant du traitté de Westphalie, et j'en reviens toujours à dire que tous les princes d'Allemagne diront, Le Brandebourg est tombé parce qu'il s'est brouillé avec la France, c'est à nous d'avoir toujours la France pour protectrice. Certainement après la chute du plus puissant prince de L'Empire, la reine d'Hongrie ne viendra vous redemander ni Strasbourg, ni L'ille, ni la Lorraine; elle attendra aumoins dix ans, et alors vous lui lâcherez le Turc et le Suedois pour de l'argent, si vous en avez.
Le grand point est d'avoir beaucoup d'argent. Henri 4 se prépara à se rendre l'arbitre de l'Europe en fesant faire des balances d'or par le Duc De Sulli. Les Anglais ne réussirent qu'avec des guinées et un crédit qui les décuple. Le Roi de Prusse n'a fait trembler quelque temps l'Allemagne que parce que son père avait plus de sacs que de bouteilles dans ses caves de Berlin. Nous ne sommes plus au temps des Fabricius; c'est le plus riche qui l'emporte, comme parmi nous c'est le plus riche qui achête une charge de maitre des requêtes, et qui ensuite gouverne l'état. Celà n'est pas nôble, mais celà est vrai.
Les Russes m'embarassent; mais jamais l'Autriche n'aura de quoi les soudoier deux ans contre vous.
L'Espagne m'embarasse, car elle n'a pas grand chose à gagner à vous débarasser des Anglais; mais aumoins est-il sûr qu'elle aura toujours plus de haine pour l'Angleterre que pour vous.
L'Angleterre m'embarasse, car elle voudra toujours vous chasser de l'Amérique septentrionale; et vous aurez beau avoir des armateurs, vos armateurs seront toujours pris au bout de quatre ou cinq ans comme on l'a vu dans toutes les guerres.
Ah! Monseigneur, Monseigneur, il faut vivre au jour la journée quand on a à faire à des voisins. On peut suivre un plan chez soi, encor n'en suit-on guères; mais quand on joue contre les autres on écarte suivant le jeu qu'on a. Un systême grand Dieu! celui de Descartes est tombé, L'Empire romain n'est plus; Pompignan même perd son crédit, tout se détruit, tout passe. J'ai bien peur que dans les grandes affaires il n'en soit comme dans la phisique, on fait des expériences, et on n'a point de système.
J'admire les gens qui disent, La maison d'Autriche va être bien puissante, la France ne poura résister. Eh messieurs! un archiduc vous a pris Amiens; Charlesquint a été à Compiegne; Henri 5 d'Angleterre a été couronné à Paris. Allez, allez. on revient de loin, et vous n'avez pas à craindre la subversion de la France quelque sottise qu'on fasse. Quoi! point de systême! je n'en connais qu'un c'est d'être bien chez soi. Alors tout le monde vous respecte.
Les négociations dépendent de la guerre et de la finance. Aiez de l'argent et des victoires, alors on fait tout ce qu'on veut.