1760-07-13, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Si Luc était un autre homme et qu'avec ses talents, il eût quelques vertus, par exemple les plus communes, je crois que la politique devrait désirer qu'il ne fût pas anéanti, non seulement pour l'équilibre d[e l]'Allemagne, mais même pour celui du nord; et je pense que la puissance prussienne, bien conduite, était très bien imaginée pour un système pacifique, sage et juste; je pense qu'il était plus avantageux à la France que la Prusse tînt la balance de religion que l'Angleterre dans l'empire, depuis que la faiblesse des Suédois a contraint la Suède à abandonner efficacement le rôle qu'elle s'était acquis en Allemagne par le traité de Westphalie; car l'alliance de la France et de la Prusse était une pièce mise selon les circonstances au traité de Westphalie qui était très bien imaginée, et je vous avoue que j'étais partisan du système que nous suivions avant cette guerre, parce que je le trouvais conséquent, au lieu qu'actuellement l'on ne peut pas dire que nous ayons une base solide, et qu'il sera nécessaire de créer après cette guerre un nouveau système, position toujours délicate pour les grands états.
Il est peu important pour un royaume et son histoire que Pierre ou Paul soient ministres, et Jeanne ou Marguerite maîtresses, mais, quand on n'est pas un fol ou le plus étourdi des hommes, on doit trembler de contribuer à déranger ce que les cardinaux de Richelieu et de Mazarin, avec m. Davaux, ont édifié, ce qui a été soutenu pendant soixante ans par Louis XIV et qui a contribué aux succès de son règne et au lustre de sa nation. Il faut être présompteux à l'excès pour imaginer que l'on substituera au système de ces grands hommes un système équivalent. Voilà cependant la position où nous sommes: cinquante lieues du Canada, la Silésie et la Prusse de plus ou de moins ne sont pas ce qui m'inquiète; douleur aux vaincus; mais la création d'un système nouveau m'effraye et me fait penser jour et nuit. Vous trouverez à ce que j'espère, mon cher solitaire, que je suis prudent et que j'ai raison de réfléchir beaucoup sur la situation de l'Europe après la paix, car c'est de là d'où dépend le bonheur ou l'infortune de l'univers pendant un siècle.

Quant à Luc, c'est un fol, tout est dit, voilà en quoi consiste le malheur actuel. Si vous lui écrivez jamais de nous et lui mandez que vous m'avez fait part de sa décision de ne jamais nous parler de paix, répondez lui que j'ai répliqué qu'il n'était pas nécessaire qu'il jurât sur ses couilles royales, et qu'il peut être sûr qu'il n'a qu'à se taire; nous ne lui parlerons pas les premiers; nous ne lui avons jamais parlé et sommes bien éloignés d'en avoir le moindre désir. Quant au moment présent, c'est notre gloire que les Anglais s'acharnent à soutenir Luc; plus ils se ruineront pour lui et plus j'en rirai; la paix ne se fera pas. Si Luc n'existait plus, nous serions trop heureux d'avoir la guerre tête à tête avec les Anglais; ils seraient bientôt à la raison malgré leurs 400 vaisseaux. Il est incroyable combien leur commerce a perdu cet hiver par nos armateurs; or l'Angleterre doit choisir d'être une puissance commerçante ou une puissance militaire, l'on ne peut pas être l'un et l'autre à la fois; si Luc la rend militaire, l'Europe sera heureuse, car le commerce sera partagé; si elle abandonne les armes pour le commerce, elle aura de l'avantage, mais nous aurons la paix. Luc est un chien enragé, qu'il faut laisser aboyer, il n'a plus que cette consolation; il me fait pitié, le mensonge et les injures sont les seules armes qui lui resteront bientôt. Voilà bien du rabâchage sans suite, que je ne relirai point; je vous écris en courant sur les matières les plus intéressantes, mais je vous assure que je n'y pense pas en courant. Mandez moi, je vous prie, tout ce qui vous vient dans la tête en politique; je suis trop heureux de connaître et d'être éclairé par les idées de quelqu'un comme vous dont je respecte autant les lumières. Le Russe m'a fait plaisir, mais je n'ose le dire; La Vanité est charmante. Vous l'êtes, vous, charmant, il n'y a rien de si vrai.