ce 14 janvier [1760]
Luc sans généraux, sans vertus, sans conduite, cédera tôt ou tard à la toque bénite et quand cela sera fait qui le relèvera?
Ce ne sera pas la France, encore moins l'Angleterre. Il faut que Luc soit fol à mettre aux petites maisons de Vienne, s'il ne fait pas l'impossible pour engager l'Angleterre à faire la paix cet hiver; car, sans cette paix, qu'arrivera-t-il? que la France fera la guerre, que, la faisant avec désavantage sur mer, elle tâchera de s'en dédommager par des efforts sur terre, qu'elle sera forcée de se lier plus fortement pour cet objet avec la Russie et Vienne, que Luc sera anéanti parce que sa puissance n'est pas une puissance de consistance, que nous ne ferons pas toujours les mêmes fautes et que, Luc terrassé, chacun cherchera à s'accommoder et pensera à se mettre en système sans songer à l'acteur que l'on aura ôté de la scène. Je pense en honneur et en vérité ce que je vous mande; mais je vous prie de ne le lui pas écrire; il m'a joué le tour d'envoyer en Angleterre la lettre que je vous ai écrite en été; de là elle a fait plus de chemin, car la nouvelle m'est venue par Pétersbourg. J'aurais quelques petits reproches à vous faire de confier des lettres que je vous écris d'amitié, et sans trop faire d'attention à ce qu'elles contiennent, et de les confier à qui? à quelqu'un qui mésuse de la liberté qui doit régner dans ces sortes de lettres au point de les envoyer en Angleterre et en Russie. Je ne désavoue jamais ce que je dis ou ce que j'écris, parce que j'espère ne rien dire de malhonnête; mais cependant je ne connais pas assez l'impératrice de Russie pour avoir la confiance que l'on lui communique toutes les lettres d'amitié que je peux vous écrire. Cette aventure m'a dégoûté absolument; elle est déplaisante, elle ne produira rien à Luc, mais elle me donne une leçon vis à vis de lui dont je me souviendrai. Cet homme ne sait peut-être pas que j'ai la réputation d'avoir eu de l'ambition et que je n'en ai pas l'ombre, que je hais les affaires à mort, que j'aime mon plaisir comme si j'avais 20 ans, que je m'embarrasse fort peu de l'argent et que la fortune la plus médiocre qui me ferait vivre me serait suffisante, que je crois, sûrement par sottise et par hauteur, qu'hors à mon maître, quand j'ai fait la révérence à un souverain, je lui ai rendu tout ce que je lui dois; que je ne suis point étourdi ni par la gloire ni par la chute des rois, et qu'enfin j'aime plus que tout la société, la bonne foi et la douceur; et quand on m'a manqué une fois, Luc serait il cent fois plus grand qu'il n'est et qu'il ne sera, on manquera peut-être au roi mon maître, mais on n'attrapera plus son ministre. La Russie n'a pas manqué de nous faire passer les soupçons obligeants que l'on lui avait donnés contre nous; l'éclaircissement a été aussi un peu prompt, car nous ne sommes pas en guerre contre le roi de Prusse et par conséquent nous ne pouvons pas traiter avec lui d'une paix particulière. Ce sont ses ennemis ou ses alliés qui peuvent faire sa paix, mais ce n'est pas nous, et, à moins qu'il n'ait un acharnement décidé contre la France, il a grand tort de chercher à nuire à notre réputation en semant des soupçons.
A bon entendeur salut. Si vous vous servez de quelque phrase de cette lettre, vous les copierez et les ajouterez, mais surtout en disant que je vous ai grondé et que je suis de mauvaise humeur de ce qui est arrivé en Russie; ce qui effectivement est vilain en pure perte.
Si vous croyez pouvoir mander à Luc que vous m'avez envoyé sa lettre ostensible du 18, mandez lui que je vous réponds affirmativement qu'il n'est pas plus question des Pays-Bas pour l'infant d. Philippe que de la Champagne pour le Mogol; il a les nouvelles des anciens rêves s'il pense que l'on songe encore à ces déplacements ridicules. La France est raisonnable vis à vis de l'Angleterre qui ne doit pas prendre un ton si peu modéré; car, malgré ses victoires, nous soutiendrons la guerre encore plus longtemps qu'elle; il est vrai que ce serait avec le malheur de ne pas faire le carême commodément, mais n. s. p. le pape nous en dispensera. Quant à l'Allemagne, le roi de Prusse peut être sûr que la France ne veut ni n'espère aucun dédommagement et qu'elle abandonne toute vue dans ce genre à l'espoir de voir la tranquillité établie. Autrefois nous nous sommes emportés, mais j'ai suivi depuis un système très modéré, il ne changera pas; mais je vous assure qu'en même temps j'aimerais mieux mourir que de ne pas soutenir cette modération avec la plus grande hauteur. Je ne parle pas des injures que le roi de Prusse et les Anglais disent et impriment de nous; le plus profond mépris est le seul dédommagement de pareilles insultes. Adieu, etc. Vous serez toujours dans mon cœur un ami tendre et estimable, et sur le dessus de lettre un gentilhomme ordinaire du roi.
Je vous renvoie votre mémoire apostillé.