A Versailles, ce 12 novembre [1759]
Avez vous connu Meuse mon cher ermite?
il avait une terre en Lorraine qui s'appelle Sorey; dans cette terre était un antique et noble château, sur la porte duquel il y avait une devise qui disait: A force d'aller mal tout ira bien. Meuse était de mes parents; je n'ai point sa terre, mais j'ai conservé sa devise; elle est applicable au temps, sans quoi amis et ennemis pénétrés de remords des maux qu'ils causent à la terre, devraient s'aller jeter la tête la première dans la prochaine rivière.
La lettre de Luc, que vous m'avez envoyée et dont je vous remercie, est du même style que ses précédentes; il y joint la jactance allemande aux anciens sentiments espagnols, maures, grenadins. J'ai de la propension à croire que ce preux chevalier ressemble à ceux qui chantent dans la rue pour s'étourdir sur leur peur. Il n'y a dans toute sa lettre qu'un trait naturel qui est quand il dit qu'il a affaire à des bêtes; ma foi, rien n'est si vrai; mais tout bête qu'ils sont en particulier et en général, ils doivent à la longue abattre une puissance qui n'a pas de consistance par elle même. Si Luc veut y réfléchir, il conviendra que, le 13 d'août, si ses ennemis l'avaient voulu, le paladin et sa puissance étaient à terre et que la bataille de Minden, le combat de Cadix et la prise de Québec ne lui auraient pas procuré un tronçon de lance, ni un pouce de terre. Au lieu qu'une bataille, gagnée contre la maison d'Autriche, la France et la Russie, ne détruira pas des empires qui ont une consistance réelle. Ceci ressemble à la dispute d'un charlatan contre trois bons médecins. Il est possible que le charlatan guérisse le malade; alors il aura une réputation momentanée, toujours avec la réflexion des gens sensés qu'il est un charlatan; si son remède manque, il sera décrié et tout sera comme de raison dans le mépris; au lieu qu'il est mort bien des malades entre les mains de Boerave; cependant sa réputation et l'estime publique qu'il s'est acquise n'en est pas moins solide. Le roi de Prusse est le charlatan de l'Angleterre. Je ferai encore une comparaison, car je suis en train: le roi de Prusse ressemble à un joueur qui aurait pour toute fortune mille louis et qui les jouerait contre m. de Montmartel et les fermiers généraux; s'il joue mieux pendant un temps à hasard égal, il gagnera gros surtout lorsqu'il doublera toujours son jeu du produit de son gain; il parviendra à incommoder même les fermiers généraux: mais, si Montmartel et la ferme s'obstinent à jouer, il arrivera un coup heureux et le joueur brillant jusqu'à ce coup, sera réduit à vivre de la charité de la paroisse. Dites moi de bonne foi, d'après ces comparaisons que je crois justes, s'il n'est pas risible qu'un charlatan habile qui joue les mille louis des Anglais, se compare à Henri IV et à Louis XIV. Il n'a ni les vertus ni les vices heureux de ces deux princes; ce preux chevalier n'est qu'un Dom Quichotte ivre qui devrait se souvenir de la lettre qu'il a écrite à m. de Richelieu après la capitulation de Closter-Seven; laissons le, mon cher solitaire, cuver son ellébore de vanité; il n'y a rien à faire avec un personnage pareil, qui est de mauvaise foi et qui s'avise de vous parler de ses fidèles alliés.
Ne craignez rien de ma première lettre; fût elle sous le cotillon d'une impératrice, elle ne vous causera aucune peine. Divertissez mon ambassadeur chéri; je l'envie beaucoup et me reprocherai toujours de n'avoir pas passé aux Délices en revenant de Rome. C'est là vraiment où l'on peut être heureux et, lorsque messieurs les souverains se seront assez amusés à dépeupler la terre, je vous demande de m'y conserver un appartement et d'y recevoir le plus véritable et le plus tendre de vos serviteurs.
Ma lettre était finie quand je reçois la vôtre du 6; vous avez raison de me gronder; ce n'est cependant pas ma faute et je vous assure que je voudrais passer ma vie à vous écrire et à recevoir de vos lettres.
Je n'adopte pas, ou du moins ne dois pas le dire, toute votre lettre à Luc; il n'y a pas de mal que vous l'ayez envoyée; nous verrons la réponse, mais je vous assure qu'elle sera fière surtout si, comme je n'en doute pas, il étrille mm. les Autrichiens avant la fin de la campagne. Je ne suis pas attaché aux castors, mais chez moi, mon cher ermite, tout est perdu, hors l'honneur. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage.