1759-12-20, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Je réponds, mon cher ermite, à vos lettres du 30 novembre, une autre sans date, à celles des 3 décembre et 15 décembre.
J'aime mieux votre lettre du 30 novembre que toutes celles de Luc et même que les exploits des différentes parties belligérantes; vous avez un esprit charmant. J'ai montré cette lettre au roi et à sa société; je les ai fort assurés que j'avais trouvé le pupitre, qu'il ne me restait plus qu'à trouver le traité à signer dessus une base aussi agréable; je ressemblerai, du moins dans cette partie, à mylord Bolinbroke; elle m'inspirera et me donnera peut être quelques autres ressemblances avec ce ministre; en attendant je vous remercie du plaisir que vous m'avez fait par votre lettre; il y avait longtemps que je n'en avais eu en lisant des papiers.

Vous m'avez envoyé deux lettres de Luc, une du 12 novembre et l'autre du 21. La 1re, unie à celle de m. Fink, est très honnête pour moi; il y a une vérité qui est que mon écriture est indéchiffrable et que je n'ai point dans la tête les idées romanesques et peu politiques de mon prédécesseur; mais la 2me lettre n'est pas si bien; la plaisanterie ne va pas à la matière, ou, si l'on traite légèrement un intérêt aussi sensible pour ce moment ci ou pour l'avenir, il ne faut pas se laisser écraser par des fautes multipliées par le …… général; Luc ne nous aime pas tant que nous l'aimons; nous avons peut-être tous deux raison, mais Luc doit songer à ses intérêts et penser que le mépris qu'il a affecté pour les nations est très dangereux soit à la guerre, soit dans le cabinet; je me flatte, quelque mépris qu'il ait pour les Français, qu'il ne nous croit pas assez imbéciles pour donner dans le panneau de La Haye; tout ce que nous pouvons faire de mieux c'est d'en avoir l'air, parce que l'air de dupe convient à ceux qui sont battus et que, dans toutes les situations hors en amour, il faut partir du point où l'on est; mais gare pour nous, pour Luc, pour l'Europe, l'Asie et l'Amérique, que les Autrichiens ne partent de ce même point et ne veuillent pas abandonner leur pays qu'ils détruisent d'autant par lambeaux. Quant à nous, je ne connais au roi qu'une guerre, qui est celle d'Angleterre, et qu'un moyen de la terminer, qui est la médiation de l'Espagne. La guerre d'Allemagne ne nous intéresse par personnellement et nous ne demandons pas mieux qu'elle soit finie à la satisfaction des parties belligérantes, car certainement nous ne voulons rien dans cette partie. Voilà au naturel ce que je pense et dont je ne me départirai pas. Luc a trop d'esprit pour nous parler de restitution de la Lorraine et pour continuer ses sarcasmes contre nous. Mandez lui que, malgré nos échecs et d'après les siens, le roi pourra perdre pour un temps ses possessions d'Amérique, mais qu'il est encore le maître d'anéantir, s'il le voulait, la puissance prussienne; si la paix ne se fait pas cet hiver, il ne nous restera plus que ce parti à prendre et il faudra bien s'y soumettre, quelque dangereux qu'il soit.

Adieu, mon cher ermite; voilà tout ce que je peux vous répondre à vos lettres. Je vais me consoler, avec mon pupitre, de l'ambition, de l'animosité, de la cruauté, de la fausseté des princes; le cul de ma maîtresse me fait oublier tous ces objets et augmente mon mépris pour les grandes actions des personnages qui ont de pareils défauts; au lieu de cela je dis à ma maîtresse vos vers et nous vous louons délicieusement.