1760-12-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

J'ai eu encore assez de tête pour dicter un dernier mémoire, mais je n'ai pas assez d'expressions pour dire à mes anges tout ce que je leur dois.
J'avoue que madame d'Argental m'étonne toujours. Je ne crois pas qu'il y ait encore une dame dans Paris capable de faire ce qu'elle a fait. Ce n'est pas assez d'avoir beaucoup d'esprit et de goût, il faut se donner la peine de mettre toutes ses pensées par écrit, de s'étendre sur les défauts, d'y substituer des beautés. Elle a tout fait. En vous remerciant madame, vous êtes encore au dessus de l'idée que j'avais de vous. J'ai été honteux de prendre moins d'intérêt que vous à Tancrède. Vous m'avez donné de l'ardeur: il me semble qu'il y a plus de cent vers changés depuis la première représentation. Je ne crois pas Tancrede un excellent ouvrage; mais enfin tel qu'il est, grâce à vos bontés, je crois qu'il peut passer. J'y ai fait ce que j'ai pu, il faut enfin finir, comme vous dites, peut-être affaiblirais je la pièce en y retouchant encore.

Il y a une grande différence entre descendre de Pierre Corneille ou de Thomas. Je me sens bien moins d'entrailles pour le sang de Thomas que pour l'autre. Je n'en ai guère non plus pour la muse limonadière, et j'aime beaucoup mieux lui donner une carafe de soixante livres que de lui écrire. Mais j'abuse trop madame de vos excessives bontés. Je n'ai qu'un chagrin dans ce monde, celui de n'être pas auprès de vous deux, et de ne vous remercier que de loin. Mais s'il vous plaît comment fera-t-on pour imprimer ce pauvre Tancrede? comment recoudre sur son habit tous les lambeaux, tous les haillons que j'ai envoyés, et dont vous avez daigné vous charger? Il faudra donc que vous ayez encore l'endosse de faire transcrire sur la pièce toutes ces guenilles. Cela me fait mourir de honte.

Cependant que penser de Pondichery que les Anglais ont peut-être pris, et de la Martinique qu'ils peuvent prendre? et comment avoir dorénavant du sucre, du café, et de la casse surtout? Est il bien vrai que le cunctateur Daun ait bien battu l'infatigable Luc? Cet infatigable me mande pourtant qu'il est bien fatigué! On parle d'une bataille très sanglante, et je n'en aurai de nouvelles sûres que quand la poste de France sera partie. Si Luc a perdu 15 m. hommes comme on le dit, il est perdu lui même. Il ne lui restera bientôt que Magdebourg, qui ne tiendra pas longtemps. Mais alors qu'arrivera-t-il? Je lui pardonnerai peut-être s'il vient à Neufchâtel, et de Neuchâtel aux Délices. Mais je ne pardonnerai jamais à Omer Joli de Fleuri. Non, vous n'êtes point assez indignés de l'impertinent discours que ce pauvre homme prononça contre les philosophes en parlement.

Comment trouvez vous s'il vous plaît ma petite épitre pompadourienne? Ne suis je pas un grand politique? et cette politique n'est elle pas très désinvolte? ne suis je pas bien fier? est ce là une triste d'Ovide? ai je l'air d'un exilé? ai je la bassesse de demander des grâces? ne suis je pas digne de votre amitié? Mille respects tous fort tendres.

V.