A Versailles, ce 13 mars 1760
Je ne vous dirai pas, mon cher solitaire, comme m. de Louvois à son correspondant: vous ne m'écrivez pas des sottises, mais vous me mettez dans l'embarras; vous savez ce qui est arrivé à une lettre que je vous ai écrite l'été dernier; de Londres elle a été à Pétersbourg, et de Pétersbourg à Vienne; je me suis tiré tant bien que mal de cette tracasserie qui était étoffée; ceux qui me l'ont fait ont je crois mal calculé; mais il est permis à un roi de ne pas calculer juste et il n'est guère permis à un ministre de faire une étourderie, et encore moins de la récidiver.
Au reste je remarque dans la lettre que vous m'avez envoyée une phrase qui ne nous convient nullement, qui est celle où il est dit que l'on s'adresse à vous et où l'on fait entendre que nous faisons des démarches vis à vis s. m. p. Je nie absolument ce fait. Je converse avec vous comme mon ami; je hasarde même, ainsi que l'auteur de la lettre, des idées mal digérées qui se présentent à mon esprit, mais je déclare bien formellement que je ne suis nullement autorisé à parler ministériellement sur les objets de nos lettres, que mon maître ne les connaît pas parce que j'écris à mon ami sans montrer mes lettres à mon maître. D'après ces principes, je vais vous dire mon sentiment particulier sur ce que vous m'avez envoyé; il est vari que nous sommes malheureux et que les calculs les plus justes ont été anéantis par les événements les plus imprévus et les plus fâcheux, mais je vous assure que je suis à plaindre, mais pas abattu. Ne fixez aucune idée sur les propos du public; notre peuple est plus peuple qu'un autre; croyez qu'il reste des ressources infinies à cette monarchie et, si la guerre continue, nos ennemis verront, à ce que j'espère, ce que c'est que la puissance de la France; je ne dis pas que nos projets réussissent, mais je suis certain que s'ils manquent, ce sera par l'exécution et non pas par les moyens. L'on fait dans votre lettre deux tableaux de notre situation qui certainement ne sont pas justes, du moins d'après nos idées. L'on suppose que nous n'avons pas les fonds nécessaires pour la campagne prochaine et que, si nous continuons la guerre, nous perdrons nos colonies sans espérance de les récupérer. Quant au premier point, le roi vient d'augmenter ses revenus ordinaires de 36 millions par an, et cette augmentation durera dix ans, de sorte que jusqu'en 1762 nous sommes tranquilles sur le paiement des frais de la guerre. Quant aux colonies, il faut que nous n'ayons pas sur cette partie une inquiétude pressante, puisque ce que nous désirons le plus est que nos intérêts d'Amérique ne soient pas confondus avec la guerre d'Allemagne, qui nous est parfaitement étrangère et que nous ne faisons que parce que nous ne pouvons pas faire autrement; car je vous certifie que la France ne veut pas dans cette partie un seul village pour dédommagement de ses dépenses, non seulement pour elle, ni même comme on l'a vu pour aucun membre de la maison de Bourbon. Dans cette situation, sans faire de réflexion sur la politique future, qu'y a-t-il de mieux que le projet que la France a proposé? Je demanderais au roi de Prusse s'il est le maître de faire faire à ses alliés tout ce que bon lui semble, de vous donner son secret, car j'avoue que nous ne l'avons pas et que c'est en conséquence que nous pensons que l'on devrait entendre, que pour que la France ne se batte pas en Allemagne, il faut qu'elle fasse la paix avec l'Angleterre; tout autre moyen, soyez en persuadé, ne parviendra pas au but; au lieu que la paix d'Angleterre, convenable à la France mais avantageuse pour les Anglais en proportion de leurs succès, empêchera, si le ministre anglais le veut, la guerre d'Allemagne dès cette année; il faut se presser, sans quoi la campagne commencera, et personne ne peut juger quelles en seront les suites, ainsi que les changements que ces événements produiront dans le système de paix que nous adoptons et que nous désirons. Enfin, mon cher solitaire, nous ne voulons point d'avantages pour nous, et nous convenons que les battus doivent payer l'amende. Je doute que nos ennemis aient des principes aussi modérés; s'ils étaient de bonne foi, ils profiteraient de notre franchise et de notre bonne volonté pacifique; la route est indiquée; je suis très convaincu que le roi de Prusse en connaît toute l'étendue, c'est à lui à la faire si elle lui convient. Si les ennemis sont de mauvaise foi, ce qu'en vérité j'ignore, malheur à l'Europe, nous en serons très affigés; mais croyez qu'il n'est pas possible que nous fassions mieux pour faire cesser ce fléau, et nous verrons et coopérerons avec le repos de la bonne conscience à toutes les horreurs qui en sont la suite. Je présente mes hommages à votre solitude.