A Versailles, ce 19 [November 1760]
Luc est l'homme du monde le plus extraordinaire; d'après la lettre que je vous ai écrite sur celle que l'on lui attribuait, adressée au marquis d'Argens, la cour de Pétersbourg m'a dépêché un courrier pour m'apporter l'original de cette lettre; elle est de l'écriture de son secrétaire; ainsi il n'y a pas de doute sur l'authenticité.
Vraisemblablement Luc a écrit cette lettre dont il a eu l'adresse d'envoyer plusieurs copies en France pour faire crier contre moi ici sur la répugnance qu'il me suppose pour la paix. Les cours impériales de leur côté me l'ont adressée, chacune séparément avec une paraphrase pour m'aigrir contre Luc. L'un et l'autre ont manqué leur projet. Je ne vois en honneur et en vérité, mon cher philosophe, que les choses; je prends de l'humeur quand mon souper est mauvais ou ma maîtresse coquette, ou mon ami ingrat; mais les affaires des souverains ne m'en donneront jamais, de même que les propos du public ne me feront ni presser, ni retarder les opérations que je croirai utiles; aussi, dans ce cas particulier, j'ai répondu lanterne aux impératrices et j'ai nié en France la vérité de la lettre. Ce prince périra tôt ou tard; sera ce un bonheur ou un malheur politique? On peut assurer du moins que l'humanité gagnera à sa non existance. Si vous êtes chargé de son oraison funèbre, je vous fournirai la division de votre vis à vis. Les talents et la témérité de Luc serviront à sa louange, son moral et le défaut de sensibilité de son cœur couvriront sa mémoire de blâme et terniront le désir immodéré de gloire qui l'a fait agir. Voilà ce que j'en penserai après sa mort; quant à présent je crois que le pauvre prince ne sait pas bien véritablement ce qu'il veut; s'il souhaite la paix, il est le maître de procurer le bien au monde, s'il veut continuer la guerre, les injures de goujats qui coulent de sa plume n'augmenteront pas ses forces et n'animeront pas davantage ses ennemis contre lui. Il dit dans sa lettre que je suis un scélérat et qu'il ne me connaît pas; je réponds qu'il est un prince funeste que je ne me soucie pas de connaître. Il vous écrira sans doute une nouvelle lettre d'après le carnage qu'il a occasionné auprès de Torgau; il est certain qu'il a été battu toute la journée et que les Autrichiens ne se sont retirés sous Dresde que d'après le projet qu'ils en avaient formé deux jours avant la bataille. La cour de Vienne aime bien mieux que le roi de Prusse soit en Saxe qu'en Silésie. Je ne crois pas qu'elle ait raison, mais c'est un fait.
J'ai écrit à Strasbourg sur la demande de m. d'Argental pour que m. Dufresnoy reçoive votre ballot de czar et le fasse passer à Vienne. Le roi a accepté avec toutes sortes de grâce celui que vous lui avez donné.
On nous fait espérer Tancrèdeà la cour; j'irai y pleurer. Adieu, mon cher solitaire, je vous embrasse de tout mon coeur.