1759-01-31, de Marc Antoine René de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson à Voltaire [François Marie Arouet].

Aussi solitaire que vous, monsieur, plus heureux, parce que je jouis dans la retraite de mon père, d'une santé plus forte, j'ai reçu avec sensibilité la lettre que vous m'avez écrite de votre château de Ferney.

Je ne me serais jamais cru dans le cas de parler de haras à l'auteur d'Alzire, mais puisque les haras font un point dans le tout, et que c'est Voltaire qui m'y invite, je profite de l'occasion pour entrer dans quelques détails.

Le peu de secours que l'on accorde à la partie des haras me fait verser des larmes de citoyen sur la décadence de cette branche essentielle du commerce de l'état.

Ce n'est donc qu'avec les ressources que l'industrie et la misère m'ont indiquées que je suis parvenu dans cinq ou six provinces du royaume à réunir les étalons dans un même lieu, réunion sans laquelle il est impossible de tirer de bonnes productions.

Car pour vous parler une langue que vous entendrez facilement (puisque toutes les langues vous sont propres) comment espérer qu'un étalon isolé puisse convenir indistinctement à toutes les juments de son arrondissement? Il faut donc pour appareiller les races plusieurs étalons réunis; c'est le seul moyen de remédier au défaut d'une partie par les qualités opposées de l'autre.

C'est d'après ce principe incontestable que j'ai formé les établissements dont je viens de vous parler; privé de l'espérance d'établir une administration, et une économie générale, je me suis restreint à faire un travail décousu et pour ainsi dire par lambeaux, mais cependant basé sur les mêmes principes.

Plus on a de peine à élever sa famille, plus on chérit ses enfants. Je soutiens donc de préférence à tout, les haras d'Alsace, de Franchecomté, du Roussillon, de la généralité d'Auch, de celle de Paris &c. où j'ai établi la meilleure forme possible, et c'est toujours à regret que j'entretiens par des secours faibles, et éloignés l'ancienne et mauvaise administration des autres provinces.

Cependant comme ma place m'oblige à accorder de temps en temps aux plus désespérés quelques palliatifs, je m'y prête, quoique avec répugnance, parce que ce n'est point avec des palliatifs que l'on guérit les grands maux. En voilà assez et trop pour une lettre, mais cela ne répond point encore à l'objet de vos demandes.

Voici tout ce que je peux faire pour vous contenter en partie.

La première fois que j'enverrai des chevaux en Bresse, j'en désignerai un pour vous. M. le comte de Crangeac, notre inspecteur, aura ordre de vous l'envoyer; ce comte de Crangeac a un fils capitaine de cavalerie; ce fils est un bon sujet, et s'il le mérite je lui destine par la suite la place de son père; vous voyez par là l'impossibilité où je suis de vous accorder la seconde chose dont vous me parlez; j'en suis fâché; vous pouvez le croire, mais vous ne me blâmerez pas, à ce que je crois; adieu, mr, il n'y a pas un habitant des Ormes, qui ne désirât que les Délices fussent sur les bords de la Vienne; ils y seraient, si vous y étiez; vous connaissez les sentiments de tous les Dargenson pour vous. Je vous prie, dans le nombre, de distinguer les miens.

de Voyer d'Argenson