1760-05-25, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne perds pas de temps à répondre, mon cher solitaire, à votre lettre du 20 de ce mois que je viens de recevoir.
Je vous prie de mander à votre Luc, et réellement vous me ferez plaisir de le lui écrire, que nous méprisons autant les injures grossières que les prouesses et les projets; que, quand nous désirons la paix, ce n'est pas en vue de nous raccommoder avec Luc, qui fera toujours horreur et qui n'inspirera jamais ni par ses talents les plus médiocres du monde, ni par son courage de cœur et de tête que nous savons nul, ni par la puissance subalterne; mais comme le roi, qu'il devrait respecter et qu'il est fait pour respecter de toutes façons, connaît qu'il faut laisser exister pour le plus grand bien de l'ordre général ce qui déshonore la nature, afin de procurer la paix à l'Europe et la préserver des malheurs dont elle gémit, il s'est déterminé et se déterminera toujours volontiers, sans songer aux injures des polissons de la rue, à rendre un calme heureux à l'univers. Il me paraît par la lettre de Luc qu'il y a des Gascons sur le petit trône de Berlin, comme sur les bords de la Garonne; vous devriez être choqué de la bêtise arrogante de Luc quand il vous mande cette signature de paix à Vienne et à Paris; dites lui de ma part que si cet événement arrive ce sera apparemment lorsqu'après une aventure aussi bien imaginée que celle de Maxen il aura été mis aux fers par quelque détachement de l'armée de Daun, et que l'on le conduira à Vienne pour y signer la paix. Voilà un plaisant militaire pour oser se rire de pareilles impertinences, tandis que sa famille n'est pas en sûreté dans les casernes de Berlin et qu'il est obligé de faire voyager sa triste femme et les fils de ses frères d'une ville dans une autre de peur qu'ils ne soient pris par des hussards. Il me reste à vous parler de ma stabilité dans le ministère et de mon amour pour les Autrichiens. Je suis juste, et point amoureux, hélas! Voyez l'injustice; on croit à Vienne, et m. de Kaunitz en jurerait, que j'aime le roi de Prusse; c'est qu'en politique, quand on occupe une place, on ne doit ni aimer ni haïr ces gens là; et, en vérité, si je me laissais aller aux sentiments du cœur dans le cours des affaires, il serait assez simple que je donne la préférence à l'impératrice sur Luc. Quant à la stabilité de mon ministère, vous savez ce que je pense sur cet objet, et combien j'y suis peu attaché; je vois ma situation avec le plus grand sang froid, mais je vous assure qu'elle est aussi ferme que situation en ce genre puisse être, et que l'envie que Luc a de mon déplacement serait capable de m'attacher à une place que, par mon goût, je ne serais pas fâché de quitter. Au reste, quelque chose qui m'arrive, à moins que Luc ne me fasse empoisonner, et n'envoie ici quelques petits émissaires pour cet objet, comme il en a adressé un au bailli de Froulay il y a deux mois pour me tromper, soyez certain qu'avant la paix je ne sortirai pas de place; et si lui et ses alliés veulent absolument continuer la guerre, nous nous donnerons le temps de voir sous mon ministère déployer ses ressorts de guerre et de politique dont il nous menace; je vous déclare que je n'en ai pas peur du tout, et que, si j'étais le maître de nos alliés, avant qu'il fût peu, m. Luc serait réduit à être général des troupes de la république de Venise.

Tout ce que je vous mande vous paraîtra fort; comme j'ai montré au roi ce que vous m'avez envoyé de Luc, sa majesté ne sera pas fâchée que vous lui adressiez ma réponse. Qu'est ce qu'il pourra vous en arriver? Ne craignez pas que nous ne soyons pas assez forts pour vous préserver des fureurs de ce grand prince, et je voudrais pour votre bien et votre tranquillité qu'il se fâchât sérieusement contre vous. Ainsi ayez du courage et envoyez lui copie de mon épître; qu'il connaisse le peu de cas que nous faisons de lui au physique et au moral, et notre mépris pour ses plates injures.

Ne vendez pas ce que vous avez dans les fonds publics; je me charge du soin de vos affaires; si il y avait quelque chose à craindre, je vous avertirais à temps; les effets sur le roi valent infiniment mieux que les terres; j'ai vendu une partie des miennes pour en acquérir, je m'en trouve bien. Au contraire, si vous pouvez être averti quelques mois avant la paix, troquez vos vaches contre du papier et vous ferez un marché excellent.

Les Anglais ne garderont pas le Canada; je vous demande en grâce de ne pas juger la pièce avant d'avoir vu le dénouement; peut-être ne sommes nous qu'au 3e acte. La catastrophe a été fâcheuse; mais je vous prépare un 5e acte où la vertu sera récompensée; si elle ne l'est pas, j'aurai tort et je permets que le public impatient me siffle; si elle l'est, son impatience doit me faire un mérite, car elle ne change rien sur mes déterminations. Je ne vous parle plus de Fréron; j'attends Médine avec impatience; je vous aime, mon cher solitaire, de tout mon cœur.

Madame de Pompadour me charge de vous dire mille choses de sa part.