17e Janv: 1763 au château de Ferney
Mon cher Cigne de Padoue, si le climat de Bologne est aussi dur, et aussi froid que le mien pendant l'hiver, vous avez très bien fait de le quitter pour aller je ne sçais où, car je n'ai pas pu lire l'endroit d'où vous datez, et je vous écris à Venise, ne doutant pas que la Lettre ne vous soit rendue où vous êtes.
Pour moi je reste dans mon lit, comme Charles douze, en attendant le printemps. Je ne suis pas étonné que vous aiez des lauriers dans la campagne où vous êtes; vous en feriez naître à Petersbourg.
En relisant vôtre Lettre, et en tâchant de la déchiffrer, je vois que vous êtes à Pise, ou du moins je crois le voir. C'est donc un beau païs que Pise? je voudrais bien vous y aller trouver, mais j'ai bâti et planté en Laponie, je me suis fait Lapon, et je mourrai Lapon.
Je vous enverrai incessamment le second tome du czar Pierre. Je me suis d'ailleurs amusé à pousser l'histoire générale jusqu'à cette paix dont nous avions tant besoin. Vous sentez bien que je n'entre pas dans le détail des opérations militaires; je n'ai jamais pu supporter ces minuties de carnage. Toutes les guerres se ressemblent à peu près; c'est comme si on faisait l'histoire de la chasse, et que l'on suputât le nombre des loups mangés par les chiens, ou des chiens mangés par les loups.
J'aime bien mieux vos Lettres militaires où il s'agit des principes de l'art: cet art est à la vérité fort vilain, mais il est nécessaire. Le prince Louïs de Virtemberg que vous avez vu à Berlin, a renoncé à cet art, comme au Roy de Prusse et est venu s'établir dans mon voisinage. Nous avons des neiges, j'en conviens, mais nous ne manquons pas de bois. On a des théâtres chez soi si on en manque à Genêve, on fait bonne chére, on est le maître dans son château, on ne paie de tribut à personne; celà ne laisse pas de faire une position assez agréable. Vous qui aimez à courir, je voudrais que vous allassiez de Pise à Gênes, de Gênes à Turin, et de Turin dans mon hermitage; mais je ne suis pas assez heureux pour m'en flatter.
Buona notte caro cigno di Pisa.
V.