25 auguste 1763 à Ferney

Votre excellence saura que je deviens quinze vingt, que je suis des mois entiers sans pouvoir écrire.
Si l'air de Turin vous a donné un anthrax, ou un clou, l'air du lac pourrait bien m'ôter entièrement la vue.

Vous vous amusez, monsieur, à faire des enfants comme les pauvres gens. Vouz aurez bientôt une famille nombreuse; tant mieux; il ne saurait y avoir trop de gens qui vous ressemblent. Je ne suis pas si content de m^r le coadjuteur que de vous. Vous savez sans doute que nous appelions autrefois m. l'abbé le coadjuteur. Il a oublié l'ancienne amitié dont il m'honorait, parce qu'il a cru que je ne criais pas assez haut, Vive m. le coadjuteur!

Aussi je lui pardonne de tout mon cœur. Il est impossible de ne pas aimer la rage qu'il a pour le bien public.

J'avais bien recommandé aux Cramer de vous envoyer toutes les misères dont vous voulez bien me parler, mais l'un est allé à Paris, l'autre à la campagne, et je vois que v. e. n'a point été servie. Je leur ferai bien réparer leur faute. Je vous demande très humblement pardon de leur négligence.

Le bruit a couru que l'infant voyagerait l'année prochaine, et qu'il passerait par Genève; je souhaite que vous en fassiez autant. Je sais que vos amis de Paris soupirent après votre retour. Je sais que tous les lieux sont égaux pour les esprits bien faits, mais il n'en est pas de même quand les esprits bien faits ont des cœurs sensibles.

Je crois que vous verrez à Turin m. de Schouvaloff, ci-devant empereur de Russie. Je l'attends à Ferney dans le mois prochain. Il ira de là à Turin et à Venise, et il y soupera probablement avec les six autres rois qui mangeraient à table d'hôte avec Candide et son valet de chambre.

V. e. n'aura que l'hiver prochain Pierre Corneille et ses commentaires. J'ai fait une tâche plus vite que les libraires ne font la leur. Vous trouverez que mon commentaire n'est pas comme celui de dom Calmet, qui loue tout sans distinction. Il est vrai que Corneille est pour moi un auteur sacré; mais je ressemble au père Simonà qui l'archevêque de Paris demandait à quoi il s'occupait pour mériter d'être fait prêtre, Monseigneur, répondit il, je critique la bible.

Conservez moi vos bontés je vous en prie. Permettez moi de me mettre aux pieds de celle qui fait le bonheur de votre vie et qui l'augmentera dans un mois.

L'aveugle V.