Aux Delices 13 août 1762
L'éternel malade et l'éternel barbouilleur ne peut guère écrire de sa main, mais son cœur aimera toujours son cygne de Padouë.
Je suis accablé de casse, de manne, et des tragédies de Pierre Corneille. J'aimerais encore mieux faire le Cromwell, dont vous me parlez, mon cher seigneur, que de commenter le Roy des Huns, Théodore, Pertharite, Agesilas, Surenna etc. Il y malheureusement vingt pièces que jamais on n'aurait dû imprimer; mais le public veut avoir toutes les sottises des grands hommes. Je dirai très peu de chose de la foule des mauvaises pièces, mais je m'étends beaucoup sur celles qui ont eu du succès, et qu'on représente encore. Les défauts sont innombrables, mais les beautés sont très grandes. Quatre ou cinq cents beaux vers sont tout ce qui nous reste de deux ou trois mille tragédies jusqu'à Racine. Nous avons été bien barbares, j'en suis tout effrayé.
Je crois que vous vous intéressez plus qu'un autre à la dernière tragédie de Russie; vous avez été dans le pays; c'est celui des révolutions.
Je vois tout cela avec une longue lunette d'approche. Si Pierre Ulric n'est pas mort, je lui conseille d'aller passer le carnaval à Venise avec les six rois qui ont soupé avec Candide.
Il est vrai que toutes les révolutions que j'ai vues depuis que je suis au monde, n'approchent pas de celle de Cromwell. Je ne crois pourtant pas que je mette jamais cet illustre fripon sur le théâtre; il me faudrait un parterre de puritains; et les puritains ne vont pas à la comédie.
Si vous voyez mr Paradisi, faites lui, je vous en prie, mes très tendres compliments, et soyez persuadé que je vous aimerai toute ma vie.
V.