aux Délices 9 mars 1763
Assurément vous êtes bien anges et je suis bien payé pour le croire et pour le dire.
Vous me traitez précisément comme Gabriel traita Tobie, vous m'enseignez un remède pour mes yeux, mais ce n'est pas du fiel de brochet. Je vous remercie bien tendrement, mes chers anges.
Je vois qu'il faut abandonner le tripot pour longtemps. Vous n'ignorez pas sans doute que melle Clairon est dans le cas de l'hémorroïsse, et que le sauveur Tronchin lui a mandé qu'il ne pouvait la guérir si elle ne venait toucher le bas de sa robe. Il la déclare morte, si elle joue la comédie. Je me bornerai donc à commenter Corneille, et à admirer Racine.
Mais admirez dans quel embarras me jette Pierre Corneille! Ce n'est pas assez pour lui d'avoir fait Pertharite, Théodore, Agésilas, Attila, Suréna, Pulchérie, Othon, Bérénice, il faut encore qu'un arrière-petit-fils de tous ces gens là vienne du pays la mère aux guines me réclamer aux Délices. C'est réellement l'arrière-petit-fils de Pierre. Il se nomme Claude Etienne Corneille, fils de Pierre Alexis Corneille, lequel Alexis était fils de Pierre Corneille, gentilhomme ordinaire du roi, lequel Pierre était fils de Pierre auteur de Cinna et de Pertharite.
Claude Etienne dont il s'agit ici, est né avec soixante livre de rentes mals venant. Il a été soldat, déserteur, manœuvre et d'ailleurs fort honnête homme. En passant par Grenoble, il a représenté son nom et ses besoins à m. de Montferrat, que vous connaissez. Ce président, qui est le plus généreux de tous les hommes, ne lui a pas donné un sou, mais il lui a conseillé de poursuivre son voyage à pied, et de venir chez moi, l'assurant que ce conseil valait beaucoup mieux que de l'argent, et que sa fortune était faite.
Claude Etienne lui a représenté qu'il n'avait que quatre livres dix sous pour venir de Grenoble aux Délices. Le président a fait son décompte, et lui a prouvé qu'en vivant sobrement, il en aurait encore de reste à son arrivée.
Le pauvre diable, enfin, arrive mourant de faim, et ressemblant au Lazare ou à moi. Il entre dans la maison et demande d'abord à boire et à manger, ce qu'on ne trouve point chez le président de Montferrat. Quand il est un peu refait, il dit son nom, et demande à embrasser sa cousine. Il montre les papiers qu'il a en poche; ils sont en très bonne forme. Nous n'avons pas jugé à propos de le présenter à sa cousine, ni à son cousin m. Dupuis, et je crois que nous nous en déferons avec quelque argent. Il descend pourtant de Pierre Corneille en droite ligne, et melle Corneille, à la rigueur, n'est rien à Pierre Corneille. Nous aurions pu marier Marie à Claude Etienne sans être obligés de demander une dispense au pape.
Mais comme m. Dupuis est en possession, et qu'il s'appelle Claude, l'autre Claude videra la maison. Voilà, je crois, ce que nous avons de meilleur à faire.
On nous menace d'une douzaine d'autres petits cornillons, cousins germains de Pertharite, qui viendront l'un après l'autre demander la becquée. Mais Marie Corneille est comme Marie, sœur de Marthe, elle a pris la meilleure part.
Le bon de l'histoire, c'est que c'est un nommé Dumollard, pauvre diable de son métier, qui est le premier auteur de la fortune de Marie. Tout cela combiné ensemble, me fait croire plus que jamais à la destinée.
Heureusement le roi s'est moqué des beaux arrangements de mr Bertin, il nous envoie de l'argent comptant, autre destinée encore très singulière.
Celle de la veuve Calas ne l'est pas moins; elle ne se doutait pas il y a un an, que le conseil d'état s'assemblerait pour elle.
Olimpie a encore sa destinée; elle sera jouée à Moscow avant de l'être à Paris. Une très mauvaise copie a été imprimée en Allemagne, et j'ai été obligé d'en envoyer une moins mauvaise. La pièce me paraît singulière, et assez rondement écrite. Je la trouve admirable quand je lis Attila; mais je la trouve détestable quand je lis les pièces de Racine, et je voudrais avoir brûlé tout ce que j'ai fait. Mes divins anges, il n'y a que Racine dans le monde; s'il me vient quelqu'un de sa famille, je vous promets de le bien traiter; mais pour Campistron, La Grange Chancel, Crébillon, et moi, nous sommes des gens excessivement médiocres. Ce n'est pas qu'il n'y ait de très belles choses dans Corneille; mais pour une pièce parfaite de lui, je n'en connais point. Mes chers anges, je baise le bout de vos ailes avec tendresse et respect.
V.