29^e Mars 1766

Mes divins anges, ce n'est pas des roués, mais des fous que je vous entretiendrai aujourd'hui.
De quels fous? m'allez vous dire. D'un vieux fou, qui est Pierre Corneille, petit neveu à la mode de Bretagne de Pierre Corneille, et non pas de Pierre Corneille auteur de Cinna, mais sûrement de l'auteur de Pertharite qui n'a pas le sens commun.

Nous avions toujours craint, mad^e Denis et moi, sur des notions assez sûres, qu'il ne sçut pas gouverner la petite fortune qu'on lui a faitte avec assez de peine. Figurez vous, mes anges, qu'il mande à sa fille qu'elle doit lui envoier cinq mille cinq cent livres pour paier ses dettes. M^r Dupuits est assurément hors d'état de paier cette somme; il liquide les affaires de sa famille, et paie toutes les dettes de son père et de sa mère. Il se conduit en homme très sage, lui qui est à peine majeur, et nôtre bonhomme Corneille se conduit comme un mineur. Nous vous demandons bien pardon, mes chers anges, mad^e Denis, M^r Dupuits et moi, de vous importuner d'une pareille affaire; mais à qui nous adresserons nous si ce n'est à vous qui avés été les protecteurs de toute la Corneillerie? Non seulement Pierre a dépensé en superfluïtés tout l'argent qu'il avait retiré des éxemplaires du roy, mais il a acheté une maison à Evreux dont il s'est dégoûté sur le champ et qu'il a revendue à perte. Il m'a paru un fort grand seigneur dans le temps qu'il a passé à Ferney; il ne parlait que de vivre conformément à sa naissance, et de faire enrégistrer sa noblesse, sans savoir qu'il descend d'une branche qui n'a jamais été annoblie, et qu'il n'y a plus même de parenté entre sa fille et le grand Corneille. Il n'avait précisément rien quand je mariai sa fille, il a aujourd'hui quatorze cent livres de rente, et les voici bien comptées.

Sur Mr Tronchin	600 £
Pensions des fermiers généraux	400 £
Sa place à Evreux	160 £
Sur mr Dupuits	240 £
Total	1400 £

S'il avait sçu profiter du produit des éxemplaires du roi il se serait fait encor 500 £ de rente; il aurait donc été très à son aise, eu égard au triste état dont il sortait.

Comment a t-il pu faire pour 5500 £ de dettes, sans avoir la moindre ressource pour les païer? Il a acheté, dit-il, une nouvelle maison à Evreux: qui la paiera? Il faudra bien qu'il la revende à perte, comme il a revendu la première. Il doit à son boulanger deux ou trois années. Vous voiez bien que le bonhomme est un jeune étourdi, qui ne sait pas ce que c'est que l'argent, et qui devrait être entièrement gouverné par sa femme, dont l'économie est estimable. On poura l'aider dans quelques mois; mais pour les 5500 £ qu'il demande, il faut qu'il renonce absolument à cette idée, plus chimérique encor que celle de sa noblesse.

Mes anges ne pouraient-ils pas avoir la bonté de l'envoier chercher, et de lui proposer de se mettre en curatelle sous sa petite femme? Il se fait paier ses rentes d'avance, dépense tout sans savoir comment, mange à crédit, se vétit à crédit, et cependant, il n'est point interdit encore. Pardon encor une fois de ma complainte; nôtre petite Dupuits est désespérée; sa conduite est aussi prudente que celle de son père est insensée. Agesilas, Attila et Suréna ne sont pas des pièces plus mal faittes que la tête du jeune Pierre.

Respect et tendresse.

V.