1761-08-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Frère V. a bien mal aux yeux, mais il les a perdus avec Corneille, et cela console; il a été obligé de travailler sur une petite édition en pieds de mouche; heureusement l'en voilà quitte.
Il a commenté Médée, le Cid, Cinna, Pompée, Horace, Polieucte, Rodogune, Héraclius; il reste peu de choses à faire, car ni les comédies, ni les Agesilas, ni les Attilas, ni les Surenna &c., ne méritent pas l'honneur du commentaire.

S'il avait des yeux, il pleurerait nos désastres qui se multiplient cruellement tous les jours. Il demande si l'on se réjouit encore à Paris; si on ose aller au spectacle. Il croit ce temps-ci bien peu favorable pour le Droit du seigneur, ou pour l'Ecueil du sage. Il a écrit au jeune auteur, lequel est tout abasourdi de la prise de Pondicheri qui lui coûte juste le quart de son bien. Il n'a pas envie de rire. Je n'ai pu tirer de lui que les petites bagatelles qu'il m'envoie, et que je fais tenir aux frères. Je lui ai fait part de la juste douleur de la demoiselle Dangeville qui ne joue pas le premier rôle; il y a paru très sensible, mais il ne peut qu'y faire. Mlle Dangeville embellit tout ce qui lui passe par les mains. En un mot, voilà tout ce que je peux tirer de mon petit Dijonnais; il est fâché, il dit qu'il veut faire une tragédie, le premier acte sera Rosbac, le dernier Pondicheri, et des vessies de cochon pour intermède. Celui qui écrit en rit, parce qu'il est né à Lausanne, mais moi qui suis Français j'en pousse de gros soupirs.

J'avais demandé à frère Thiriot les Recherches sur le théâtre par un Beauchamp, point de nouvelles. Frère Thiriot est paresseux d'écrire.

Je reviens à mlle Dangeville. Pour la consoler, faisons lui dire à la fin de la scène du premier acte quelques vers de plus; mettons la chose ainsi. A folio verso.

Votre très humble frère vous salue toujours en Protagoras, en Lucrece, en Epicure, en Epitecte, en Marc Antonin, et s'unit avec vous dans l'horreur que les petits faquins d'Omer doivent inspirer; que les misérables Français considèrent qu'il n'y avait aucun janséniste, ni moliniste, dans les flottes anglaises qui nous ont battus dans les quatre parties du monde; que les polissons de Paris sachent que m. Pitt n'aurait jamais arrêté l'impression de l'Encyclopédie; qu'ils sachent que notre nation devient de jour en jour l'opprobre du genre humain. Adieu mes chers frères.

V.

J'ai reçu la Poétique d'Aristote. Je la renverrai incessamment. Avec ce livre là il est bien aisé de faire une tragédie détestable.