Au château de Ferney par Genêve, 14e august 1761
Si je n'étais pas tombé malade, Monsieur, et si je n'étais pas même menacé de perdre la vüe, j'aurais déjà remercié son Altesse sérénissime de la bonté qu'elle a eüe, et de l'honneur qu'elle m'a fait.
L'ouvrage que j'entreprends demanderait de meilleurs yeux, et une santé plus robuste. J'espère pourtant que nous viendrons à bout de tout, avec la protection du petit nombre d'hommes qui suivra l'éxemple généreux de Mr le Prince de Condé. L'ouvrage sera beaucoup plus considérable que je ne croiais; il contiendra cinq ou six volumes in 4.. J'ai déjà commenté Le Cid, Horace, Pompée, Polieucte, Rodogune, et Héraclius et, si je peux me rétablir, le reste suivra bientôt. Les libraires m'ont fait appercevoir qu'il sera impossible d'orner cet ouvrage d'Estampes; que chaque Exemplaire coûterait alors six Louïs d'or, au lieu de deux. Quoi qu'il arrive, je donnerai mon temps et mon argent, pour le succez d'une entreprise que je crois honorable et utile à la nation. Le désintéressement des frères Cramer, qui entreprennent l'Edition sous mes yeux, leur fait un honneur, qui est assez rare dans cette profession. J'espère que tout se passera d'une manière qui ne déplaira pas au public.
Permettez moi, Monsieur, de vous marquer ma surprise sur ce que vous me mandez au sujet de la Lettre de Mgr le Prince de Condé. Il faut qu'il y ait quelque méprise et qu'il s'agisse apparemment de quelque autre Lettre que S: A: S: aura écrite à quelque étranger, sur des objets importans; car il n'y a pas d'apparence qu'un Français ait jamais publié une Lettre d'un prince tel que lui, sur quelque objet que ce puisse être, sans lui en demander la permission; et ce sont mêmes des permissions que des hommes qui connaissent leurs devoirs, se gardent bien de demander. Je vous supplie, Monsieur, de lui présenter mon profond respect, et mes vœux sincères pour des succez dignes de son nom et de son courage.
Vous ne doutez pas monsieur des sentiments avec les quels j'ay l'honneur d'être
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire