Au château de Ferney, par Genêve 27e august 1761
Monsieur,
Deux jours avant que je reçusse l'honneur de vôtre Lettre du 20e auguste, j'en reçus une de Mr le Controlleur général, dans laquelle il me disait que vû la difficulté des temps, il ne pouvait me donner que des billets royaux.
Je n'ai que trop de ces éffets, ayant mis malheureusement en billets de Lotterie, en annuïtés, etca la plus grande partie du bien dont je pouvais disposer. On ne s'attendait pas alors aux revers funestes qui nous ont accablés. Je conçois quel est le fardeau de Mr le Controlleur général, surtout, quel est le vôtre. Je sens bien que mon entreprise serait plus convenable en temps de paix, quelque médiocre qu'elle soit, et s'il ne s'agissait que d'attendre quelques mois cette paix si nécessaire, je diffèrerais l'éxécution de mes engagements. Mais ma proposition a été reçüe avec tant d'empressement dans toute L'Europe, que je ne peux différer longtemps.
L'entreprise est assez honorable pour la nation. Elle contribüe à nous assurer l'honneur de rendre nôtre langue, la langue des étrangers, et puis que c'est la seule gloire qui nous reste, il ne faut pas la négliger.
Permettez moi donc de vous importuner encor, pour sçavoir quels éffets je pourais prendre. Je suporterais volontiers la perte qu'on pourait y faire; et vous pouriez aisément avoir la bonté de faire cet arrangement. Ne pourrait-on pas, par éxemple, me donner pour quatre cent Louïs d'éffets, pour m'être délivrés dans six mois? Ces éffets demeureraient entre vos mains.
En ce cas, ne pouriez vous pas avoir la bonté de fournir pour trois cent Louïs de billets, payables dans trois termes, cent Louïs dans trois mois, 100 dans six mois, et 100 dans neuf? Je me rendrais même responsable de ces trois cent Louïs, et l'on tirerait des cent autres ce qu'on pourait. Cet un objet bien médiocre.
Mais l'entreprise qu'on se propose, étant d'environ cinquante mille francs, et ayant résolu de ne pas recevoir un sou du public avant l'éxécution, nous sommes obligés de nous assurer de quelques secours. Je vous demande en grâce que la modicité de l'objet ne vous rebute pas; vous ferez une très belle action dont le public vous sçaura gré; c'est une chose à laquelle vous êtes accoutumé.
Je suis bien aise de vous dire une petite anecdote; c'est que le plus grand et le plus solide protecteur qu'ait eu Corneille de son vivant, était comme vous garde du trésor royal; il s'appelait mr De Montorond. Je suis persuadé que vous pensez comme lui, et vous en avez donné des preuves. Vous me ferez un plaisir extrème de prendre cette bagatelle à cœur; vous en aurez de la gloire, et il en coûtera peu d'argent, c'est faire un bon marché. Rien ne vous est plus aisé que de voir quels éffets royaux je peux prendre, et de vous arranger en conséquence.
Pardonnez moi mon importunité, et la longueur de ma Lettre, et comptez que je serai toute ma vie, avec la plus tendre reconnaissance, Monsieur, vôtre très humble et très obéïssant serviteur.
Voltaire