Je reçois une Lettre de mes anges du 5e august, en revenant d'une représentation de Tancrède, que des comédiens de province nous ont donné avec assez d'apareil.
Je ne dis pas qu'ils aient tous joüé comme madlle Clairon, mais nous avions un père qui faisait pleurer, et c'est ce que vôtre Brizard ne fera jamais. Ce père s'appelle Roqueville, et avec quelques coups de rabot, il serait fort supérieur à Sarrazin. Il faut pourtant qu'il y ait quelque chose de bon dans cette pièce; car les hommes, les femmes, et les petits garçons fondaient en larmes. On l'a joüée, Dieu mercy, comme je l'ai faitte, et elle n'en a pas été plus mauvaise. Les Anglais même pleuraient; nous ne devons plus songer qu'à les attendrir; mais le petit Bussi n'est point du tout attendrissant.
O mes anges! je vous prédis que Zulime fera pleurer aussi, malgré ce grand benêt de Ramire à qui je voudrais donner des nazardes.
Il faut que ce soit Fréron qui ait conservé ce vers,
Made Denis a récité,
Pierre que vous autres Français nommés le cruel, d'après les Italiens, n'était pas plus cruel qu'un autre. On lui donna ce sobriquet pour avoir fait pendre quelques prêtres qui le méritaient bien. On l'accusa ensuite d'avoir empoisonné sa femme qui était une grande Catin. C'était un jeune homme fier, courageux, violent, passionné, actif, laborieux, un homme tel qu'il en faut au théâtre. Donnez vous du temps, mes anges, pour cette pièce, faites moi vivre encor deux ans, et vous l'aurez.
Je vous remercie de tout mon cœur du Cid. Les Comédiens sont des balourds, de commencer la pièce par la querelle du Comte et de Dom Diègue. Il mérite le souflet qu'on donne au vieux bonhomme, et il faut que ce soit à tour de bras. Comment ont ils pu retrancher la première scène de Chimêne et d'Elvire sans laquelle il est impossible qu'on s'intéresse à un amour dont on n'aura point entendu parler?
Vous parlez quelquefois de fondements, mes anges, et même permettez moi de vous le dire, de fondements dont on peut très bien se passer, et qui servent plus à refroidir qu'à préparer. Mais qu'y a t'il de plus nécessaire, que de préparer les regrêts et les larmes, par l'exposition du plus tendre amour, et des plus douces espérances, qui sont détruites tout d'un coup par cette querelle des deux pères.
Je viens aux souscriptions. Je reçois dans ce moment un billet d'un conseiller du roy, controlleur des rentes, ainsi couché par écrit:
Je retiens deux éxemplaires, et paierai le prix qui sera fixé. Signé Bazard. 8e aoust 1761.
Voilà ce qui s'apelle entendre une affaire. Tout le monde doit en agir comme le Sr Bazard. Les Cramers verront comment ils arrangeront L'Edition. Ce qui est très sûr, c'est qu'ils en useront avec noblesse. Ce n'est point icy une souscription, c'est un avis que chaque particulier donne aux Cramers, qu'il retient un exemplaire s'il en a envie. Mon Lot à moi c'est de bien travailler pour la gloire de Corneille et de ma nation.
Les particuliers auront l'éxemplaire soit in 4. soit in 8. pour la moitié moins qu'ils le payeraient chez quelque Libraire de L'Europe que ce pût être. Le bénéfice pour madlle Corneille ne viendra que de la générosité du roy, des princes, et des premières personnes de L'Etat qui voudront favoriser une si noble entreprise. Madlle Corneille a l'obligation à made de Pompadour, et à mr le Duc de Choiseuil, des quatre cent Louïs que le roy veut bien donner, mais elle doit être fort mécontente de mr le controlleur général, à qui j'ai donné de fort bons diners aux Délices, et qui ne m'a point fait de réponse sur les quatre cent Louïs d'or. Je ne demande pas qu'on les paie d'avance, mais j'écris à mr De Montmartel pour lui demander quatre billets de cent Louïs chacun payables à la réception du premier volume. Je ne m'embarquerai pas sans cette assurance; je donne mon temps, mon travail et mon argent; il est juste qu'on me seconde, sans quoi il n'y a rien de fait. Je veux accoutumer ma nation à être du moins aussi noble que la nation anglaise si elle n'est pas aussi brillante dans les quatre parties du monde. Surtout, avant de rien entreprendre, il me faut la sanction de l'académie; je vous envoye donc Cinna, mes chers anges, et je vous prie de le recommander à Mr Duclos. Quand on m'aura renvoié L'Epitre dédicatoire, et les observations sur Cinna et les Horaces j'enverrai le reste. Je souhaitte qu'on aille aussi vîte que moi, mais les Français parlent vîte et agissent lentement, leur vivacité est dans les propositions, et non dans l'action, témoin cent projets que j'ai vûs commencez avec chaleur, et abandonnez avec dégoût.
O mes anges! vous ne me parlez point de l'arrêt contre les jésuites. Je l'ai eu sur le champ cet arrêt, et sans vous. Vous me dites un mot du petit Hurtaud, et rien de Pondicheri. J'avoüe que le tripot est la plus belle chose du monde; mais Pondicheri et les jésuites sont quelque chose. Vous me parlez de l'enfant prodigue que les Comédiens ont gâté absolument, et de Nanine qu'ils n'ont pû gâter, parce que j'y étais. Donnons vite bien des comédies nouvelles, car lorsque les Jansénistes seront les maitres, ils feront fermer les théâtres. Nous allons tomber de Caribde en Scylla. O le pauvre royaume! ô la pauvre nation. J'écris trop, et je n'ai pas le temps d'écrire. Mes anges je baise le bout de vos ailes.
V.
15e august 1761