1761-08-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Dortous de Mairan.

Vôtre Lettre du 2e aoust, Monsieur, me flatte autant qu'elle m'instruit; vous m'avez donné un peu de vanité toute ma vie, car il me semble que j'ai été de vôtre avis sur tout.
J'ai pensé invariablement comme vous sur l'estimation des forces, malgré la mauvaise foi de Maupertuis, et même de Bernouilli, et de Muchembrok. Et comme les vieillards aiment à conter, je vous dirai qu'en passant à Leide, le frère de Muschembrok, qui était un bon machiniste et un bon homme, me dit, “Monsieur, les partisants des quarrés de la vitesse sont des fripons, mais je n'ose pas le dire”.

J'ai été entièrement de vôtre opinion sur l'aurore boréale, et je souscris à tout ce que vous dites sur le mont Olimpe, d'autant plus que vous citez Homère. J'ai toujours été persuadé que les phénomènes célestes, ont été en grande partie la source des fables. Il a tonné sur une montagne, dont le sommet est inaccessible, donc, il y a des dieux qui habitent sur cette montagne, et qui lancent le tonnerre. Le soleil parait d'orient en occident, donc il a de bons chevaux. La lune parcourt un moins grand espace; donc si le soleil a quatre chevaux, la lune doit n'en avoir que deux. Il ne pleut point sur la tête de celui qui voit un arc-en ciel, donc l'arc-en ciel est un signe qu'il n'y aura jamais de déluge etca etca etca etca etca etca.

Je n'ai jamais osé vous braver, monsieur, que sur les Egiptiens, et je croirai que ce peuple est très nouveau, jusqu'à ce que vous m'aiez prouvé, qu'un païs inondé tous les ans, et par conséquent inhabitable, sans le secours des plus grands travaux, a été pourtant habité avant les belles plaines de l'Asie. Tous vos doutes, et toutes vos sages réflexions envoiées au jesuite Parenin, sont d'un philosophe, mais Parenin était sur les lieux, et vous sçavez que ni lui, ni personne, n'a pensé que les adorateurs d'un chien et d'un bœuf, aient instruit le gouvernement chinois, adorateur d'un seul Dieu, depuis environ cinq mille ans. Pour nous autres barbares qui existons d'hier, et qui devons nôtre religion à un petit peuple abominable, rogneur d'espèces, et marchand de viéilles culotes, je ne vous en parle pas; car nous n'avons été que des polissons en tout genre, jusqu'à l'établissement de L'académie, et au phénomène du Cid.

Je suis persuadé, Monsieur, que vous vous intéressez à la gloire de ce grand homme. Pressez l'académie, je vous en suplie, de vouloir bien me renvoier incessamment L'épitre dédicatoire que je lui adresse, la préface du Cid, les notes sur le Cid, les Horaces, et Cinna, afin que je commence à éléver le monument que je destine à la gloire de la nation.

Il me faut la sanction de l'académie. Je corrigerai sur le champ tout ce que vous aurez trouvé déffectueux, car je corrige encor plus vîte, et plus volontiers que je ne compose.

Je crois, Monsieur, que vous voiez quelquefois made Geoffrin, je vous supplie de lui dire combien madlle Corneille et moi, nous sommes touchés de son procédé généreux. Elle a souscrit pour la valeur de six éxemplaires. Elle ne pouvait répondre plus nôblement aux impertinences d'un factum ridicule, dont assurément madlle Corneille n'est point complice. Cette jeune personne a autant de naiveté, que Pierre Corneille avait de grandeur. On lui lisait Cinna ces jours passés. Quand elle entendit ce vers,

Je vous aime Emilie, et le ciel me foundroie, etca,

Fy donc dit-elle, ne prononcez pas ces vilains mots là. C'est de vôtre oncle, lui répondit-on. Tant pis, dit elle, est-ce qu'on parle ainsi à sa maîtresse? Adieu, Monsieur, je recommande L'oncle et la nièce à vôtre zèle, à vôtre diligence, à vôtre bon goût, à vos bontés. Je vous félicite d'une viéillesse plus saine que la mienne, vivez aussi longtemps que le secrétaire vôtre prédécesseur dont vous avez le mérite, L'érudition, et les grâces.

V. t. h. ob. str

le Suisse V.