1761-07-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Les divins anges sçauront que je reçus avant hier leur dernière Lettre, dattée de je ne sçais plus quand; j'étais aux Délices, je les ai cédées à mr le Duc de Villars qui s'y établit avec tout son train.
J'ai laissé la Lettre de mes anges aux Délices; mais je me souviens des principaux articles. Il était question vraiment de quelques vers, qu'ils aiment mieux comme ils étaient autrefois dans l'ancienne Zulime. Mes anges ont raison, repentir, innocence, vaut mieux que repentir, arrogance. Je ne me souviens pas bien précisément des autres, mais j'ai une idée confuse, que mes anges m'ont persuadé.

Je me jette à leurs pieds pour que Zulime se tüe, car il ne faut pas que Tragédie finisse comme comédie; et autant qu'on peut, il faut laisser le poignard dans le cœur des assistans. Si vous goutez cette nouvelle façon de se tüer que je vous envoie, vous me ferez grand plaisir. Ne me dites pas que ce pauvre bon homme de père sera affligé. Il est juste que sa fille coupable passe le pas, et que le bonhomme de père, qui l'a fort mal élevée, soit un peu affligé pour sa peine.

Venons à un plus grand objet: à Pierre Corneille. On ne poura rien faire, rien commencer, rien même projetter, si l'on n'a pas d'abord les noms de ceux qui veulent bien souscrire. Il y a une petite anicroche. Les œuvres de Théâtre de Corneille, contiendront cinq volumes in-4.. Ces cinq volumes avec des Estampes reviendraient à dix Louïs d'or, et les souscriptions ne seront que de deux. On ne poura donc point donner ces inutiles estampes, et on se contentera de remarques utiles. L'ouvrage est moitié trop bon marché, j'en conviens; mais avec les bontés du Roy, et les secours des premiers de la nation les Cramers pouront être honorablement paiés de leurs peines, et il y aura encor assez d'avantages pour Mr et mlle Corneille. Quand il devrait un peu m'en coûter, je ne reculerai pas. J'ai déjà commenté à peu près, le Cid, les Horaces, Cinna, Pompée, Polieucte, Rodogune, et j'en suis à Héraclius. Il me parait que ce travail sera principalement utile aux étrangers qui apprennent nôtre Langue. Chaque page est chargée de notes. Je suis un vray Scaliger, Madame Scaliger prenez moy sous votre protection.

Quant à la drôlerie du petit Hurtaud, il en sera tout ce qui plaira à Dieu. Je suis résigné à tout depuis la mort du cardinal Passioneï, et depuis nôtre petite défaitte auprès de Ham. J'espérais que le cardinal Passioneï me ferait avoir d'admirables privilèges pour mon Eglise Savoyarde. J'ai peur d'échoüer dans le sacré et dans le profane; je me disais, on va signer la paix dans Hanover, tout le monde sera guai et content, on ne songera plus qu'à aller à la comédie, on souscrira en foule pour Pierre Corneille, tous les billets royaux seront païés à l'Echéance, tout le monde se prendra par la main pour danser, depuis Collioure jusqu'à Dunkerke; voilà mon rêve fini, et le réveil est triste.

La divine et superbe Clairon, augmentera t'-elle ma douleur, et sera t'-elle fâchée contre moi, parce que j'ai été poli avec mr le comte de Lauraguais? Mon cher ange lui fera entendre raison; il me l'a fait entendre si souvent à moi qui suis plus capricieux qu'une actrice!

Je voudrais bien vous envoier une partie de mon commentaire, mais tout celà est sur des petits papiers comme les feuilles de la Sibille; et d'ailleurs rien n'est en vérité moins amusant.

Respects à tous anges. Le malheur est sur les yeux. Les miens sont affligez aussi mais je songe aux vôtres

V.