1761-06-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

En attendant que je puisse arranger le terrible événement de la mort du csarovits, qui m'arrête; et que j'achève les autres chapitres du second volume; j'ay entrepris un ouvrage qui ne me dérobera point mon temps, et qui me laissera toujours prest à vous servir sur le champ.

C'est une édition des tragédies de Pierre Corneille avec des remarques sur la langue et sur le goust, les quelles seront d'autant plus utiles aux étrangers, et aux Français mesmes, qu'elles seront revües par l'académie française qui préside à cette entreprise. Ce Corneille est parmy nous dans la littérature, ce que Pierre le grand est chez vous en tout genre. C'est un créateur; c'est un homme qui a débrouillé le cahos, et ce n'est qu'à de tels génies qu'appartient la gloire, les autres n'ont que de la réputation.

Le produit de cette édition qui sera magnifique est pour les descendants de Pierre Corneille, famille noble tombée dans la pauvreté. J'ay le plaisir de servir à la fois ma patrie et le sang d'un grand homme. L'édition ornée des plus belles gravures se fait par souscription, et on ne paye rien d'avance. Elle coûtera environ quatre ducats l'exemplaire. Plusieurs princes donnent leur nom. Il serait bien honorable pour nous, et bien digne de votre magnificence que le nom de s. m. l'impératrice parût à la tête. Pour le vôtre monsieur et pour ceux de quelques uns de vos compatriotes touchez de vos exemples, j'ose y compter. Nous imprimons la liste des souscripteurs. Je serais bien découragé si je n'obtenais pas ce que je demande. Chacun souscrit pour plusieurs exemplaires.

Cette édition de Corneille avec des estampes me fait penser qu'il serait beau d'orner de gravures chaque chapitre de l'histoire de Pierre le grand. Ce serait un monument digne de vous. Le 1er chapitre aurait une estampe qui représenterait des nations différentes aux pieds du législateur du nord.

La victoire de Lesna, celle de Pultava, une bataille navale, les voiages du héros, les arts qu'il appelle dans son pays, ses triomphes dans Moscou et dans Petersbourg; enfin chaque chapitre serait un sujet heureux: et vous auriez érigé monsieur le plus beau monument dont l'imprimerie pût jamais se vanter. Je soumets cette idée à vos lumières, à votre attachement pour la mémoire de Pierre le grand, à votre esprit patriotique, que vous m'avez communiqué. Disposez de moy tant que je serai en vie, les étincelles de votre beau feu vont jusqu'à moy.

Que votre excellence agrée les respects et le tendre attachement de Voltaire