au château de Tourney par Genêve 10 Juillet 1759
Monsieur,
Une grande fluxion sur les yeux me prive de l'honneur de vous écrire de ma main et du plaisir de continuer aussi rapidement que je le voudrais l'histoire de Pierre le grand; je l'ai poussée jusqu'à la bataille de Pultava.
Le journal que vôtre Excellence a eu la bonté de m'envoyer me sert à constater les dattes et à raporter les évênements avec éxactitude; j'espére toujours, Monsieur, que nonseulement vous aurez la bonté de me faire parvenir la suitte de ce journal, mais que je recevrai de vous des lumières sur tout ce qui peut rendre ces évênements plus intéressants pour le public et plus glorieux pour le monarque. Je vois bien dans les mémoires qu'on m'a confiés, quel jour on a pris une ville; je vois le nombre des morts et des prisoniers dans une bataille, mais je ne vois rien qui caractérise particulièrement Pierre le grand. Le Lecteur désirera, sans doute, de savoir comment il traitta les principaux prisoniers suédois après la bataille de Pultava, comment la pluspart des capitaines et des soldats furent transportés en Sibérie, comment ils y vécûrent, avec quelle générosité L'Empereur renvoya le Prince de Wirtemberg, pourquoi le comte Piper fut détenu longtemps dans une prison rigoureuse, comment on traitta les généraux Renschild, Lewenhaupt, et les autres, quel fut l'appareil du triomphe à Mouscou. Un billet de lui, une réponse, un mot, deviennent dans de telles circonstances des choses importantes pour la postérité.
Ses négociations, surtout, doivent être un des plus grands objets de son histoire. Mais, Monsieur, tous les princes ont négotié, tous ont assiégé des villes et donné des batailles, nul autre que Pierre le grand n'a été le réformateur des mœurs, le créateur des arts, de la marine, et du commerce. C'est par là surtout, que la postérité l'envisagera avec admiration; elle voudra être instruitte en détail de tout ce qu'il a créé; elle demandera compte à son historien du moindre chemin public, des canaux pour la jonction des rivières, des règlements de police et de commerce; de la réforme mise dans le clergé, en un mot de tous les objets sur lesquels il a étendu ses soins. Il est même nécessaire que toutes ses grandes entreprises depuis la Finlande jusqu'au fonds de la Sibérie, soyent présentées au public dans un jour si lumineux, et d'une manière si imposante que les lecteurs ne puissent pas regretter ces anecdotes désagréables dont tant de livres sont remplis, et que la gloire du héros empêche de s'informer des faiblesses de l'homme.
J'ignore, Monsieur, si c'est vôtre intention que l'histoire de Pierre le grand soit suivie d'un chapitre dans lequel je ferais voir en racourci comment on a suivi en tout les vües de ce grand Législateur, avec quelle splandeur on a achevé ce qu'il avait commencé, et tout ce que votre nation a fait de grand jusqu'au temps heureux de l'Impératrice règnante. Je fais mille voeux pour la durée et pour le bonheur de son Empire. J'en fais d'aussi ardents pour vôtre personne; le protecteur des arts doit m'être bien cher, l'ouvrage dont vous m'avez chargé m'inspire de la reconnaissance, toutes vos bontés me sont prétieuses.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux
Monsieur
de votre Excellence
Le très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire