1740-08-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Graf Johann Matthias von Schulenburg.

Monsieur,

J'ai reçu par un courrier de mr. l'ambassadeur de France le journal de vos campagnes de 1703 & 1704 dont vous avez bien voulu m'honorer.
Je dirai de vous comme de César, Eodem animo scripsit quo bellavit. Vous devez vous attendre, monsieur, qu'un tel bienfait me rendra très intéressé, & attirera de nouvelles demandes. Je vous supplie de m'envoyer tout ce qui pourra m'instruire sur les événements de la guerre de Charles XII. J'ai l'honneur de vous envoyer le journal des campagnes de ce roi, digne de vous avoir combattu. Ce journal va jusqu'à la bataille de Pultava inclusivement, il est d'un officier suédois, nommé mr. Alderfelt. L'auteur me paraît très instruit, & aussi exact qu'on peut l'être. Ce n'est pas une histoire, il s'en faut beaucoup; mais ce sont d'excellents matériaux pour en composer une, & je compte bien réformer la mienne en beaucoup de choses sur les mémoires de cet officier.

Je vous avoue d'ailleurs, monsieur, que j'ai vu avec plaisir dans ces mémoires beaucoup de particularités qui s'accordent avec les instructions sur lesquelles j'avais travaillé; moi, qui doute de tout, & surtout des anecdotes, je commençais à me condamner moi même sur beaucoup de faits que j'avais avancés. Par exemple, je n'osais plus croire que mr. de Guiscard, ambassadeur de France, eût été dans le vaisseau de Charles XII à l'expédition de Coppenhague. Je commençais à me repentir d'avoir dit que le cardinal primat, qui servit tant à la déposition du roi Auguste, s'opposa en secret à celle du roi Stanislas; j'étais presque honteux d'avoir avancé que le duc de Marlboroug s'adressa d'abord au baron de Goerts, avant de voir le comte Piper, lorsqu'il alla voir le roi Charles XII. Le sr. de la Motraye m'avait repris sur tous ces faits avec une confiance qui me persuadait qu'il avait raison; cependant ils sont tous confirmés par les mémoires de m. Alderfelt.

J'y trouve aussi que le roi de Suède mangea quelquefois, comme je l'avais dit, avec ce roi Auguste qu'il avait détrôné, & qu'il lui donna la droite. J'y trouve que le roi Auguste & le roi Stanislas se rencontrèrent à sa cour, & se saluèrent sans se parler: la visite extraordinaire que Charles rendit à Auguste à Dresde en quittant ses états, n'y est pas omise; le bon mot même du baron de Straleim y est cité mot pour mot, comme je l'avais rapporté.

Voici enfin comme on parle dans la préface du livre de mr. Alderfeld:

Quant au sr. de la Motraye, qui s'est ingéré de critiquer mr. de Voltaire, la lecture de ces mémoires ne servira qu'à le confondre & à lui faire remarquer ses propres erreurs, qui sont en bien plus grand nombre, que celles qu'il attribue à son adversaire.

Il est vrai, monsieur, que je vois évidemment par ce journal que j'ai été trompé sur les détails de plusieurs événements militaires. J'avais à la vérité accusé juste le nombre de troupes suédoises & moscovites à la célèbre bataille de Narva; mais dans beaucoup d'autres occasions j'ai été dans l'erreur. Le temps, comme vous savez, est le père de la vérité; je ne sais même si on peut jamais espérer de la savoir entièrement. Vous verrez que dans certains points mr. d'Alderfeld n'est point d'accord avec vous, monsieur, au sujet de votre admirable passage de l'Oder; mais j'en croirai plus le général allemand qui a dû tout savoir, que l'officier suédois qui n'en a pu savoir qu'une partie.

Je réformerai mon histoire sur les mémoires de votre excellence, & sur ceux de cet officier; j'attends encore un extrait de l'histoire suédoise de Charles XII écrite par mr. Norberg, chapelain de ce prince.

J'ai peur à la vérité que le chapelain n'ait quelquefois vu les choses avec d'autres yeux que les ministres qui m'ont fourni mes matériaux. J'estimerai son zèle pour son maître; mais moi, qui n'ai été chapelain ni du roi de Suède, ni du czar; moi qui n'ai songé qu'à dire vrai, j'avouerai toujours que l'opiniâtreté de Charles XII à Bender, son obstination à rester dix mois au lit, & beaucoup de ses démarches après la malheureuse bataille de Pultava, me paraissent des aventures plus extraordinaires qu'héroïques.

Si l'on peut rendre l'histoire utile, c'est, ce me semble, en faisant remarquer le bien & le mal que les rois ont fait aux hommes. Je crois, par exemple, que si Charles XII après avoir détrôné son ennemi Auguste, donné un roi à la Pologne, & vaincu le roi de Dannemark, avait accordé la paix au czar qui la lui demandait; s'il était retourné chez lui vainqueur & pacificateur du nord; s'il s'était appliqué à faire fleurir les arts & le commerce dans sa patrie, il aurait été alors véritablement un grand homme: au lieu qu'il n'a été qu'un grand guerrier, vaincu à la fin par un prince qu'il n'estimait pas. Il eût été à souhaiter, pour le bonheur des hommes, que Pierre le grand eût été moins cruel, & Charles XII moins opiniâtre.

Je préfère infiniment à l'un & à l'autre un prince qui regarde l'humanité comme la première des vertus, qui ne se prépare à la guerre que par nécessité, qui aime la paix parce qu'il aime les hommes, qui encourage tous les arts & qui les connaît tous, en un mot un philosophe sur le trône. Voilà mon héros, monsieur. Ne croyez pas que ce soit un être de raison, ce héros existe réellement dans la personne d'un jeune roi, dont la réputation viendra bientôt jusqu'à vous; vous verrez si elle me démentira. Il mérite des généraux tels que vous: c'est de tels rois qu'il est agréable d'écrire l'histoire; car alors on écrit celle du bonheur des hommes.

Mais si vous examinez le found du journal de mr. Alderfeld, qu'y trouverez vous autre chose sinon lundi, 3 avril, il y a eu tant de milliers d'hommes égorgés dans un tel champ; le mardi, des villages entiers furent réduits en cendres, & les femmes furent consumées par les flammes avec les enfants qu'elles tenaient dans leurs bras; le jeudi, on écrasa de mille bombes les maisons d'une ville libre & innocente, qui n'avait pas payé comptant cent mille écus à un vainqueur étranger qui passait auprès de ses murailles; le vendredi, quinze ou seize cent prisonniers périrent de froid & de faim? Voilà à peu près le sujet de quatre volumes.

N'avez vous pas fait réflexion souvent, monsieur le maréchal, que votre illustre métier est affreux, quoi que nécessaire? Je vois que mr. d'Alderfeld déguise quelquefois des cruautés, qui en effet devraient être oubliées pour n'être jamais imitées. On m'a assuré, par exemple, qu'à la bataille de Frauenstad le maréchal Renchild fit massacrer de sang froid douze ou quinze cents Moscovites qui demandaient la vie à genoux six heures après la bataille. Il prétend qu'il n'y en eut que six cents; encore ne furent ils tués, dit il, qu'immédiatement après l'action. Vous devez le savoir, monsieur; vous aviez fait des dispositions, admirées des Suédois même à cette journée malheureuse; ayez donc la bonté de me dire la vérité, que j'aime autant que votre gloire.

J'attends avec une extrême impatience le reste des instructions dont vous voudrez bien m'honorer. Permettez moi de vous demander ce que vous pensez de la marche de Charles XII en Ukraine, de sa retraite en Turquie, de la mort de Patkul. Vous pouvez dicter à un secrétaire bien des choses qui serviront à faire connaître des vérités, dont le public vous aura obligation. C'est à vous, monsieur, à lui donner des instructions en récompense de l'admiration qu'il a pour vous.

Je suis avec les sentiments de la plus respectueuse estime, & avec des vœux sincères pour la conservation d'une vie que vous avez si souvent prodiguée,

monsieur,

votre très humble et très obéissant serviteur

de Voltaire

En finissant ma lettre, j'apprends qu'on imprime à la Haye l'Histoire de Charles XII par son chapelain mr. Norberg. Ce sera pour moi une nouvelle palette, dans laquelle je tremperai les pinceaux dont il me faudra repeindre mon tableau.