[?May 1742]
Souffrez, monsieur, qu'ayant entrepris la tâche de lire ce qu'on a déjà publié de votre Histoire de Charles XII, on vous adresse quelques justes plaintes, & sur la manière dont vous traitez cette histoire, & sur celle dont vous en usez dans votre préface avec ceux qui l'ont traitée avant vous.
Nous aimons la vérité; mais l'ancien proverbe, Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire, regarde surtout les vérités inutiles. Daignez vous souvenir de ce passage de la préface de l'histoire de monsieur de Voltaire. L'histoire d'un prince, dit-il, n'est pas tout ce qu'il a fait, mais seulement ce qu'il a fait de digne d'être transmis à la postérité.
Il y a peut-être des lecteurs qui aimeront à voir le catéchisme qu'on enseignait à Charles XII, & qui apprendront avec plaisir qu'en 1693 le docteur Pierre Rudbekins donna le bonnet de docteur au maître ès arts Aquinus, à Samuel Virenius, à Ennegius, à Herlandus, à Stukius & autres personnages, très estimables sans doute, mais qui ont eu peu de part aux batailles de votre héros, à ses triomphes & à ses défaites.
C'est peut-être une chose importante pour l'Europe qu'on sache que la chapelle du château de Stokolm, qui fut brûlée il y a cinquante ans (idem), était dans la nouvelle aile du côté nord, & qu'il y avait deux tableaux de l'intendant Kloker, qui sont à présent à l'église S. Nicolas; que les sièges étaient couverts de bleu les jours de sermon; qu'ils étaient, les uns de chêne, & les autres de noyer; & qu'au lieu de grands lustres, il y avait de petits chandeliers plats, qui ne laissaient pas de faire un fort bel effet; qu'on y voyait quatre figures de plâtre, & que le carreau était blanc & noir.
Nous voulons croire encore qu'il est d'une extrême conséquence d'être instruit à fond qu'il n'y avait point d'or faux dans le dais qui servit au couronnement de Charles XII; de savoir quelle était la largeur du baldaquin; si c'était de drap rouge ou de drap bleu que l'église était tendue; & de quelle hauteur étaient les bancs. Tout cela peut avoir son mérite pour ceux qui veulent s'instruire des intérêts des princes.
Vous nous dites, après le détail de toutes ces grandes choses, à quelle heure Charles XII fut couronné; mais vous ne dites point pourquoi il le fut avant l'âge prescrit par la loi; pourquoi on ôta la régence à la reine mère; comment le fameux Piper eut la confiance du roi; quelles étaient alors les forces de la Suède; quel nombre de citoyens elle avait; quels étaient ses alliés, son gouvernement, ses défauts & ses ressources.
Vous nous avez donné une partie du journal militaire de m. Adlerfeld; mais, monsieur, un journal n'est pas plus une histoire, que des matériaux ne sont une maison. Souffrez qu'on vous dise que l'histoire ne consiste point à détailler de petits faits, à produire des manifestes, des dupliques, des répliques. Ce n'est point ainsi que Quinte Curce a composé l'histoire d'Alexandre: ce n'est point ainsi que Tite Live & Tacite ont écrit l'histoire romaine. Il y a mille journalistes: à peine avons nous deux ou trois historiens modernes. Nous souhaiterions que tous ceux qui broient les couleurs, les donnassent à quelque peintre pour en faire un tableau.
Vous n'ignorez pas que m. de Voltaire avait publié cette déclaration que votre traducteur rapporte.
'J'aime la vérité, & je n'ai d'autre but & d'autre intérêt que de la connaître. Les endroits de mon Histoire de Charles XII, où je me serai trompé, seront changés. Il est très naturel que m. Norberg, Suédois, & témoin oculaire, ait été mieux instruit que moi, étranger. Je me réformerai sur ses mémoires, & j'aurai le plaisir de me corriger'.
Voilà, monsieur, avec quelle politesse m. de Voltaire parlait de vous, & avec quelle modestie il attendait votre ouvrage, quoiqu'il eût des mémoires sur le sien, des mains de beaucoup d'ambassadeurs, & même de la part de plus d'une tête couronnée.
Vous avez répondu, monsieur, à cette politesse française, d'une manière qui paraît dans un goût un peu gothique.
Vous dites dans votre préface que l'histoire donnée par m. de Voltaire, ne vaut pas la peine d'être traduite, quoiqu'elle l'ait été dans presque toutes les langues de l'Europe, & qu'on ait fait huit éditions à Londres de la traduction anglaise. Vous ajoutez ensuite très poliment qu'un Puffendorf le traiterait, comme Varillas, d'archi-menteur.
Pour donner des preuves de cette supposition si flatteuse, vous ne manquez pas de mettre dans les marges de votre livre toutes les fautes capitales où il est tombé.
Vous marquez expressément que le major général Stuard ne reçut point une petite blessure à l'épaule, comme l'avance témérairement l'auteur français, d'après un auteur allemand; mais, dites vous, une contusion un peu forte. Vous ne pouvez nier que m. de Voltaire n'ait fidèlement rapporté la bataille de Narva, laquelle produit chez lui au moins une description intéressante; vous devez savoir qu'il a été le seul écrivain qui ait osé affirmer que Charles XII donna cette bataille de Narva avec huit mille hommes seulement. Tous les autres historiens lui en donnaient vingt mille: ils disaient ce qui était vraisemblable; & m. de Voltaire a dit le premier la vérité dans cet article important. Cependant vous l'appelez archi-menteur, parce qu'il fait porter au général Liewen un habit rouge galonné au siège de Thorn; & vous relevez cette erreur énorme, en assurant positivement que le galon n'était pas sur un fond rouge.
Mais, monsieur, vous qui prodiguez sur des choses si graves le beau nom d'archi-menteur, non seulement à un homme très amateur de la vérité, mais à tous les autres historiens qui ont écrit l'histoire de Charles XII, quel nom voudriez-vous qu'on vous donnât, après la lettre que vous rapportez du Grand Seigneur à ce monarque? Voici le commencement de cette lettre:
Nous sultan bassa, au roi Charles XII par la grâce de dieu, roi de Suède & des Gots, salut, &c.
Vous qui avez été chez les Turcs, & qui semblez avoir appris d'eux à ne pas ménager les termes, comment pouvez vous ignorer leur style? Quel empereur turc s'est jamais intitulé, sultan bassa? Quelle lettre du divan a jamais ainsi commencé? Quel prince a jamais écrit qu'il enverra des ambassadeurs plénipotentiaires à la première occasion, pour s'informer des circonstances d'une bataille? Quelle lettre du Grand Seigneur a jamais fini par ces expressions, à la garde de dieu? Enfin où avez vous jamais vu une dépêche de Constantinople, datée de l'année de la création, & non pas de l'année de l'hégire? L'iman de l'auguste sultan, qui écrira l'histoire de ce grand empereur & de ses sublimes vizirs, pourra bien vous dire des grosses injures, si la politesse turque le permet.
Vous sied il bien, après la production d'une pièce pareille, qui ferait tant de peine à ce m. le baron de Puffendorf, de crier au mensonge sur un habit rouge?
Etes vous bien d'ailleurs un zélé partisan de la vérité, quand vous supprimez les duretés exercées par la chambre des liquidations sous Charles XII? quand vous feignez d'oublier, en parlant de Patkul, qu'il avait défendu les droits des Livoniens qui l'en avaient chargé; de ces mêmes Livoniens qui respirent aujourd'hui sous la douce autorité de l'illustre Semiramis du nord? Ce n'est pas là seulement trahir la vérité, monsieur; c'est trahir la cause du genre humain; c'est manquer à votre illustre patrie, ennemie de l'oppression.
Cessez donc de prodiguer dans votre compilation des épithètes vandales & hérules à ceux qui doivent écrire l'histoire: cessez de vous autoriser du pédantisme barbare que vous imputez à ce Puffendorf.
Savez vous que ce Puffendorf est un auteur quelquefois aussi incorrect qu'il est en vogue? Savez vous qu'il est lu parce qu'il est le seul qui de son temps fût supportable? Savez vous que ceux que vous appelez archi-menteurs auraient à rougir, s'ils n'étaient pas mieux instruits de l'histoire du monde que votre Puffendorf? Savez vous que m. de La Martiniere a corrigé plus de mille fautes dans la dernière édition de son livre?
Ouvrons au hasard ce livre si connu. Je tombe sur l'article des papes. Il dit, en parlant de Jules II, qu'il avait laissé, ainsi qu'Alexandre VI une réputation honteuse. Cependant les Italiens révèrent la mémoire de Jules II; ils voient en lui un grand homme, qui, après avoir été à la tête de quatre conclaves, & avoir commandé des armées, suivit jusqu'au tombeau le magnifique projet de chasser les barbares d'Italie. Il aima tous les arts; il jeta le fondement de cette église, qui est le plus beau monument de l'univers; il encourageait la peinture, la sculpture, l'architecture, tandis qu'il ranimait la valeur éteinte des Romains. Les Italiens méprisent avec raison la manière ridicule dont la plupart des ultramontains écrivent l'histoire des papes. Il faut savoir distinguer le pontife du souverain: il faut savoir estimer beaucoup de papes, quoiqu'on soit né à Stokholm: il faut se souvenir de ce que disait le grand Côme de Medicis, qu'on ne gouverne point des états avec des patenôtres. Il faut enfin n'être d'aucun pays, & dépouiller tout esprit de parti, quand on écrit l'histoire.
Je trouve, en rouvrant le livre de Puffendorf, à l'article de la reine Marie d'Angleterre, fille de Henri VIII, qu'elle ne put être reconnue pour fille légitime, sans l'autorité du pape. Que de bévues dans ces mots! Elle avait été reconnue par le parlement; & comment d'ailleurs aurait elle eu besoin de Rome pour être légitimée, puisque jamais Rome n'avait, ni dû, ni voulu casser le mariage de sa mère?
Je lis l'article de Charles Quint: j'y vois que dès avant l'an 1516, Charles-Quint avoit toujours devant les yeux son nec plus ultra; mais alors il avait quinze ans, & cette devise ne fut faite que longtemps après.
Dirons nous, pour cela, que Puffendorf est un archi-menteur? Non: nous dirons que, dans un ouvrage d'une si grande étendu, il lui est pardonnable d'avoir erré; & nous vous prierons, monsieur, d'être plus exact que lui; mieux instruit que vous n'êtes du style des Turcs; plus poli avec les Français; & enfin plus équitable & plus éclairé dans le choix des pièces que vous rapportez.
C'est un malheur inséparable du bien qu'a produit l'imprimerie, que cette foule de pièces scandaleuses, publiées à la honte de l'esprit & des mœurs. Partout où il y a une foule d'écrivains, il y a une foule de libelles: ces misérables ouvrages, nés souvent en France, passent dans le nord, ainsi que nos mauvais vins y sont vendus pour du Bourgogne & du Champagne. On boit les uns, on lit les autres, souvent avec aussi peu de goût; mais les hommes qui ont une vraie connaissance savent rejeter ce que la France rebute.
Vous citez, monsieur deux pièces bien indignes d'être connues du chapelain de Charles XII: l'une est la Volteromaine; l'autre est je ne sais quel factum d'un libraire contre m. de Voltaire.
Votre traducteur, m. Walmoth a eu l'équité d'avertir dans ses notes, que cette Volteromanie est une de ces mauvaises & ténébreuses satires qu'il n'est pas permis à un honnête homme de citer. Il vous relève, au moins, sur cette erreur. Sachez donc, Monsieur, la vérité de ce fait, puisque vous en parlez.
Un écrivain français qui avait, comme tous les gens de lettres le savent, les plus grandes & les plus solennelles obligations à m. de Voltaire, a eu le malheur d'être soupçonné (& nous croyons que c'est témérairement) d'avoir poussé la noirceur & l'ingratitude jusqu'à composer cette indigne pièce; mais il l'a désavouée publiquement à la police de Paris; & ce désaveu, signé de sa main, est imprimé dans toutes les gazettes. Voyez, entre autres, celle d'Amsterdam du mardi 19 mai 1741. Je me croirois déshonoré, dit-il, si j'avois la moindre part à cet infâme Libelle: ce sont ses propres expressions. Jugez donc quelle gloire on peut recueillir à citer cette pièce, qu'un tel écrivain désavoue.
Nous croyons aussi devoir vous instruire de l'authenticité de ce factum du libraire, que vous citez encore à propos du roi de Suède Charles XII.
Quelque étrange qu'il puisse être d'assembler ici de tels noms, on ne peut s'empêcher d'en parler après vous; & puisque, dans l'histoire d'un roi de Suède, vous vous servez d'une pièce d'un procès d'un marchand de Rouen, pour noircir la réputation d'un homme de lettres de Paris, souffrez que des gens de lettres, mieux informés que vous, prennent la liberté de le défendre
Vous savez qu'il y a souvent autant de jalousie entre les écrivains qu'entre les princes; mais quel que soit l'écrivain qui ait induit ce libraire à publier ce factum dont vous parlez, il est à propos de vous dire qu'il fut condamné & supprimé juridiquement, & qu'ainsi ce n'était guère un document à rapporter dans l'histoire d'un monarque.
Vous allez voir, monsieur, que souvent il ne faut pas plus se fier aux pièces imprimées, dans les affaires des particuliers, que dans les négociations entre les souverains. Et de même que tous les universaux & tous les manifestes qui grossissent un ouvrage, ne font point connaître le fond des affaires, & les ressorts de la politique, ainsi tous ces libelles répandus, ou non sous le nom de factum, ou sous celui de remarques, d'observations, &c. &c. tous ces extraits satiriques dont on déshonore tant de journaux, ne peuvent servir à donner une juste idée du caractère d'un homme. Pour vous en convaincre, ayez la bonté de jeter les yeux sur cette lettre de ce même libraire écrite à m. de Voltaire, quelque temps après le procès dont vous parlez: elle est de Paris, datée du 30 décembre 1738. On la publie pour servir d'exemple, & même pour faire honneur à celui qui a eu le courage de réparer, par lui même, le mal que d'autres avaient fait, en se servant de son nom. La voici:
'Monsieur, je vous supplie d'excuser le mauvais état de ma fortune, & la soustraction de tous mes papiers, qui m'a empêché jusqu'ici de reconnaître le mauvais procédé de ceux qui ont abusé de mon malheur, pour me forcer, en me trompant, à vous faire un procès injuste, & à laisser imprimer un factum odieux. Je les désavoue tous deux entièrement. La malice de votre ennemi n'a servi qu'à me faire encore mieux reconnaître la bonté de votre caractère. Ayez celle de me pardonner d'avoir écouté de si mauvais conseils: je vous jure que je m'en suis repenti au moment même que j'avois le malheur de laisser agir si indignement contre vous. J'ai bien reconnu combien on m'avoit trompé. Vous n'ignorez pas la méchanceté de celui qui m'a conseillé: voilà à quoi elle s'est portée; on s'est servi de moi pour vous nuire. J'en suis si fâché, que je vous promets de ne jamais voir ceux qui m'ont forcé à vous manquer à ce point; & je réparerai le tort extrême que j'ai eu, par l'attachement constant que je veux vous vouer toute ma vie, comme à mon ancien bienfaiteur. Je vous prie, monsieur, de me rendre votre bienveillance, & de croire que mon cœur n'a jamais eu de part à la malice de vos ennemis. Oui, c'est mon cœur seul qui m'engage à vous le dire; & j'ai l'honneur d'être avec un très profond respect, monsieur, votre très humble & très obéissant serviteur. A Paris, ce 30 décembre 1738.'
Si cette lettre ne vous suffit pas, monsieur, pour décréditer les ouvrages infâmes auxquels vous avez voulu donner du poids dans votre préface, nous vous en fournirons d'autres beaucoup plus fortes. Vous voyez un homme qui demande pardon de cette même faute, que vous citez comme une autorité, et qui n'en rougit point. Ne rougissez point, monsieur, de vous repentir de vos petites inadvertances. Il est dur, mais il est beau d'avouer ses fautes.