28 7bre 1768, à Ferney
Mon cher et illustre confrère, j'ai reçu vos deux Lettres dont l'une rectifie l'autre.
Vivez et portez vous bien. Le cardinal de Fleuri avait à vôtre âge une tête capable d'affaires; Huet, Fontenelle ont écrit à quatre vingt ans. Il y a de très beaux soleils couchants; mais couchez vous très tard.
Laissons là l'éloquent Bossuet et son histoire prétendue universelle où il raporte tout aux Juifs, où les Perses, les Egyptiens, les Grecs et les Romains sont subordonez aux Juifs, où ils n'agissent que pour les Juifs: on en rit aujourd'hui; mais ce n'est pas des Juifs dont il est question icy, c'est de vous. J'avais déjà prévenu plusieurs de mes amis qui m'ont pressé de leur faire parvenir cet éxamen de l'histoire de Henri 4 duquel il y a déjà trois éditions. Je l'ai envoié chargé de mes notes dans lesquelles j'ai fait voir qu'il y a prèsque autant d'erreurs dans l'éxamen que dans le livre éxaminé. L'erreur que j'ai le plus relevée est celle où il tombe à vôtre égard. Vous connaissez mon amitié et mon estime également constantes. Vous pensez bien que je n'ai pas vu de sang froid une telle injustice. J'avais même déjà préparé une dissertation pour être envoiée à tous les journaux, mais j'ai été arrêté par l'assurance qu'on m'a donnée que c'est un marquis de Belloste qui est l'auteur de l'ouvrage. On dit qu'en effet il y a un homme de ce nom en Languedoc. Je ne connaissais que les pillules de Belloste, et point de marquis si profond et en même tems si fautif dans l'histoire de France. Si c'est lui qui est le coupable il ne convient pas de le traitter comme un La Beaumelle, il faut le faire rougir poliment de son tort. J'avoue que j'ai cru reconnaître le stile, les phrases de ce La Beaumelle, son ton décisif, son audace à citer à tort et à travers, son tour d'esprit, ses termes favoris. Il se peut qu'il ait travaillé avec Mr De Belloste. Je fais ce que je puis pour m'en écclaircir.
Il y a une chose très curieuse et très importante, sur laquelle vous pouriez m'instruire avant que j'ose être vôtre champion, c'est à vous de me fournir des armes.
Le marquis vrai ou prétendu assure qu'aux premiers états de Blois, les députés des trois ordres, déclarèrent avec l'aprobation du Roi, de Catherine, et du Duc D'Alençon, que les parlements sont des états généraux au petit pied. Il ajoute qu'il est étrange qu'aucun historien n'ait parlé d'un fait si public. Il vous serait aisé de faire chercher dans la bibliothèque du Roi, s'il reste quelque trace de cette anecdote qui semblerait donner quelque atteinte à l'autorité roiale. C'est une matière très délicate sur laquelle il ne serait pas permis de s'expliquer sans avoir des cautions sûres.
Parmi les fautes qui règnent dans cet éxamen, il faut avouer qu'on trouve des recherches profondes. Il est vrai qu'il suffit d'avoir lu des anecdotes pour les copier; mais enfin celà tient lieu de mérite auprès de la plus part des lecteurs, séduits d'ailleurs par la licence et par la satire. La pluspart des gens lisent sans attention; très peu sont en état de juger. C'est ce qui donne une assez grande vogue à ce petit ouvrage. Il me parait nécessaire de le réfuter. J'attendrai vos instructions et vos ordres, et si vous chargez un autre que moi de combattre sous vos drapaux, je n'aurai point de jalousie, et je n'en aurai pas moins de zèle.
Ce qui affaiblit beaucoup mes soupçons sur La Beaumelle c'est qu'il ne dit point de mal de moi. Quel que soit l'auteur je persiste à croire qu'une réfutation est nécessaire.
Je pense qu'en fait d'ouvrages de génie il ne faut jamais répondre aux critiques, attendu qu'on ne peut disputer des goûts. Mais en fait d'histoire il faut répondre, parce que lorsqu'on m'accuse d'avoir menti, il faut que je me lave. Le révérend père Nonotte m'a accusé auprès du Pape d'avoir menti en soutenant que Charlemagne n'avait jamais donné Ravenne au pape. Mon bon ange a découvert une Lettre par laquelle Charlemagne institue un gouverneur dans Ravenne. Me voilà lavé, mais non absous. J'espère que le révérend père Nonotte n'empêchera pas qu'on ne nomme bientôt un gouverneur dans Castro.
A propos de Castro, j'ai envoié à Made Du Deffant des anecdotes très curieuses touchant les droits de sa sainteté. C'est à un Vénitien que nous en sommes redevables. Celà n'est peut être pas trop amusant pour une Dame de Paris; il n'y a point là d'esprit, point de traits saillants, mais vous y trouverez des particularités aussi vraies qu'intéressantes. Les yeux s'ouvrent dans toute l'Europe. Il s'est fait une révolution dans l'esprit humain qui aura de grandes suittes. Puissions nous vous et moi en être témoins. Comptez que rien ne peut diminuer l'estime infinie et le tendre attachement que je vous ai voués pour le reste de ma vie.
V.