[c. 15 February 1742]
Messieurs,
Ayant vu dans le Journal l'extrait de quelques remarques d'un seigneur polonais sur l'histoire de Charles XII, j'ai l'honneur de vous avertir que celui qui a bien voulu se donner la peine de les faire, avait eu cette bonté pour moi seul, afin que j'en profitasse dans une nouvelle édition.
J'ai encore le manuscrit que ce seigneur polonais me fit tenir à Bruxelles, & je n'ai pu découvrir comment il en est tombé une copie entre les mains du libraire Adrien Motients qui l'a imprimée.
Tout le monde sent avec moi, sans doute, la différence du procédé de ce seigneur qui n'a écrit que pour m'instruire, & de celui de tant de critiques qui n'écrivent que pour contredire, pour humilier un auteur, pour se faire valoir à ses dépens, enfin pour vendre une brochure; il est certain que si ces critiques avaient uniquement le dessein d'éclairer un écrivain & de rendre service au public, comme ils s'en vantent presque tous, ils imiteraient la conduite de l'homme de mérite qui m'a donné ces remarques; celui qui nous fait connaître ainsi la vérité est un homme bienfaisant, celui qui révèle publiquement des fautes dont il pourrait avertir en secret, semble ne vouloir que nuire. Je suis très sincèrement persuadé qu'il y a beaucoup de fautes dans mon Histoire de Charles XII, & je ne puis que remercier ceux qui les reprennent, de quelque motif qu'ils soient animés; il y a longtemps que j'amasse des mémoires pour rectifier cet ouvrage. J'en ai des mains les plus respectables, & si on demande pourquoi je diffère tant à en faire usage, c'est parce que je veux que l'usage soit meilleur.
Quand je composai cette histoire du monarque le plus singulier qui ait jamais régné en Europe, je ne prétendis faire qu'un simple essai; je me trouvais en un sens dans la même situation d'esprit où j'étais quand je fis la Henriade. J'avais eu l'honneur de jouïr quelques mois à la campagne en 1716 de la société de feu m. de Caumartin, l'homme de France qui savait le plus d'anecdotes sur la vie de Henri IV, il m'apprenait mille traits si sublimes & si touchants de ce grand roi, que mon imagination échauffée par ces conversations, osa concevoir l'idée d'un poème épique, qui tout indigne qu'il est du héros & de la nation, a été pourtant reçu de cette nation avec quelque indulgence.
De même me trouvant à la campagne en 1727 avec m. Fabrice qui avait passé sept années auprès de Charles XII, il me conta des faits si extraordinaires que je ne pus résister à l'envie qu'il m'inspira de les écrire; il me communiqua des mémoires, j'en cherchai ailleurs, & je donnai cet essai qu'on n'a que trop réimprimé, mais comme ce ne fut qu'au bout de dix années que je mis la Henriade à peu près dans l'état où elle est aujourd'hui, il m'a fallu encore un plus long terme pour corriger l'Histoire de Charles XII; un poème exige une étude continuelle à chercher de nouveaux embelissements, une histoire demande une recherche assidue de nouvelles vérités, & ces deux travaux sont l'ouvrage du temps.
On imprima, il y a deux ans, quatre volumes d'un journal très exact des campagnes de Charles XII, depuis 1700 jusqu'à 1709, mais ces matériaux ne me suffisaient pas. J'attendis qu'on voulût bien me communiquer l'histoire complète écrite en suédois par m. Nordberg, ci-devant chapelain du roi de Suède, histoire qui sera vraisemblablement la plus fidèle que nous ayons en ce genre. M. de Valmod, jeune Suédois, plein de mérite, qui sait fort bien notre langue, vient de traduire le livre de m. Nordberg, on l'imprime actuellement à la Haye en quatre tomes, & le premier doit paraître incessamment.
J'attendrai que tout le livre soit public pour faire enfin, de tant de matériaux, un édifice qui puisse être un peu durable.
Je ne doute pas que m. de Nordberg ne contredise souvent les mémoires que j'ai entre les mains, j'ai d'autant plus lieu de le croire que ces mémoires même diffèrent entre eux autant que les esprits de ceux qui me les ont communiqués, & sans doute le chapelain de Charles XII aura vu les choses d'un autre œil que les ministres du czar.
Je crois qu'il faut désespérer de savoir jamais tous les détails au juste. Les juges qui interrogent des témoins ne connaissent jamais toutes les circonstances d'une affaire, à plus forte raison un historien, quel qu'il soit, les ignore-t-il; c'est bien assez qu'on puisse constater les grands événements & se former une connaissance générale des mœurs des hommes. Voilà ce qu'il y a de plus important, & heureusement c'est ce qu'on peut le plus aisément connaître; pourvu que les grandes figures du tableau soient dessinées avec vérité & fortement prononcées, il importe peu que les autres soient vues toutes entières. Les règles de la perspective ne le permettent pas; la perspective de l'histoire ne souffre guère non plus que nous connaissions exactement les petits détails.
Je n'en veux pour preuve que ces différentes raisons que chacun donne au sujet de cette abstinence de vin que le roi de Suède s'imposa dès sa première jeunesse. Un ambassadeur de France auprès de lui m'a assuré que cette austérité n'était dans le roi qu'une vertu de plus, & qu'il avait renoncé au vin comme à l'amour, sans avoir jamais été surpris ni par l'un ni par l'autre, seulement pour n'être pas à portée d'en être subjugué, & pour donner en tout de nouveaux exemples. Le seigneur polonais dont on a imprimé les remarques, dit au contraire que Charles XII se priva de vin pour se punir toute sa vie d'un excès. L'un & l'autre de ces motifs est glorieux, & peut-être le dernier l'est il davantage, en ce qu'il suppose un penchant qu'on a surmonté. Une circonstance m'avait fait croire d'abord au récit de l'ambassadeur, c'est que Charles XII quitta depuis la bière, et qu'ainsi il était vraisemblable qu'il ne renonça à la bière & au vin que par un régime austère qui entrait dans son héroïsme.
Je sais qu'il peut paraître très puéril d'examiner scrupuleusement si un homme du nord, qui vivait il y a près de trente ans, a bu du vin ou non, & par quelle raison il n'en a pas bu; mais un si petit détail est ennobli par le héros; d'ailleurs un historien qui pèse les plus petites vérités, en mérite plus de créance sur les grandes.
J'ai rapporté sur beaucoup d'événements des sentiments contraires, afin de laisser au lecteur la liberté de juger: mon impartialité ne peut pas être douteuse, je ne suis qu'un peintre qui tâche d'appliquer des couleurs vraies sur les dessins qu'on lui a fournis. Tout m'est indifférent de Charles XII & de Pierre le grand, excepté le bien que ce dernier a fait aux hommes; il n'est pas en moi de les flatter ni d'en médire; j'en parle avec le respect qu'on doit aux rois qui sont morts de nos jours, & avec celui qu'on doit à la vérité. Ce désir de savoir & de dire la vérité m'oblige d'avertir les libraires qui voulaient donner une nouvelle édition de cette histoire, qu'ils doivent différer longtemps. Je voudrais qu'ils eussent aussi moins précipité quelques éditions de mes ouvrages. Permettez moi surtout, messieurs, de protester ici plus particulièrement contre deux de ces éditions nouvelles dans lesquelles on a inséré beaucoup de pièces qui ne sont point de moi, telles qu'un commencement de roman, une apothéose, & je ne sais quels autres écrits de cette nature; il est juste qu'on n'ait à répondre que de ses fautes; mais les auteurs sont souvent réduits à répondre de celles des autres à force d'en avoir fait.
J'ai l'honneur d'être, &c.