A Cirey en Champagne ce 30 août 1738
J'ai reçu, monsieur, le petit écrit que l'éditeur des Eléments de Newton a fait imprimer contre moi; je suis beaucoup plus reconnaissant des deux beaux chapitres qu'il a bien voulu ajouter à la fin de mon ouvrage, que je ne suis fâché des choses désobligeantes qu'il peut me dire.
Il est vrai que je ne suis pas de son avis sur quelques points de physique, qu'il avance dans ces deux chapitres; je prends la liberté d'embrasser contre lui l'opinion des Newton, des Gregory, des Pemberton, & des s'Gravesande, sur les marées, sur la précession des équinoxes, qui me paraissent une suite évidente de la gravitation. Je suis encore très loin de croire avec lui que la lumière zodiacale soit composée de petites planètes, que l'anneau de Saturne soit un assemblage de plusieurs lunes. Je ne connais surtout d'autre explication physique de l'anneau de Saturne, que celle que mr de Maupertuis en a donnée dans son livre de la figure des astres; cette belle idée de mr de Maupertuis est toute fondée sur la physique newtonienne, & j'en aurais sûrement enrichi mes Eléments, si les libraires m'en avaient donné le temps, & s'ils n'avaient pas fait finir mon livre par une autre main, pendant la longue maladie qui m'a empêché d'y travailler. Mais, quoique je diffère sur tant de points avec le continuateur, je ne lui en ai pas témoigné moins d'estime, dans mes nouveaux éclaircissements sur ce livre, persuadé que pour être philosophe on ne doit point être impoli, & qu'il n'est permis de parler durement, qu'à un malhonnête homme. Je le remercie donc de la peine qu'il a bien voulu prendre de corriger des fautes de copistes, d'imprimeur & de graveurs, & surtout les miennes qui, comme on le dit très bien, sont des excès d'inadvertance ou d'ignorance.
Je ne sais comment il est arrivé qu'aucune de ces fautes ne se trouve dans le manuscrit de ma main, que j'ai eu l'honneur de faire remettre à mgr le chancelier de France, qu'il a examiné lui même avec attention, & dont toutes les pages ont été lues, signées, & approuvées, avec des éloges trop flatteurs, par mr Pitot de l'Académie des sciences, & par mr de Moncarville, examinateurs des livres; mais comme j'ai beaucoup plus d'envie de voir le public bien servi que de soutenir ici une querelle personnelle, à mon gré fort inutile, je supplie le continuateur de vouloir bien ajouter à tous les soins qu'il a pris celui de faire corriger encore quelques fautes qui restent dans l'édition des srs Ledet.
Dès que l'édition des srs Ledet parut à Paris, les libraires de Paris en firent une autre qui lui était entièrement conforme; elle est intitulée, de Londres, parce qu'ils n'ont eu qu'une permission tacite. J'ai obtenu qu'ils corrigeassent toutes les fautes de leur édition & qu'ils imprimassent des feuilles nouvelles. J'ai envoyé les mêmes additions & les mêmes changements aux libraires de Hollande, à qui j'avais fait présent de cet ouvrage; ils doivent avoir la même attention que ceux de Paris; ils doivent corriger les fautes d'impression qui sont dans leur livre & celles des éditeurs de Paris, & rendre par là leur édition complète. Elle sera alors infiniment au dessus des autres éditions, tant par cette correction nécessaire qui s'y trouvera, que par la beauté du papier, & pour les ornements. Je n'exige point ce nouveau travail de la part des srs Ledet, comme le prix du présent que je leur ai fait de tous mes ouvrages. Je ne l'exige que pour leur propre bien, & je payerai même très volontiers les frais des cartons qu'il faudra faire.
Qu'il me soit permis de proposer ici à tous les éditeurs des livres une idée qui me paraît assez utile au bien de la littérature; c'est que dans les livres d'instruction quand il se trouve des fautes, soit de copiste, soit d'imprimeur, qui peuvent aisément induire en erreur des lecteurs peu au fait, on ne doit point se contenter d'indiquer les fautes dans un errata, mais alors il faut absolument un carton; la raison en est bien simple, c'est que le lecteur n'ira point certainement consulter un errata pour une faute qu'il n'aura point aperçue. Toutes les fois encore qu'une faute n'ôte rien au sens & à la construction d'une phrase, mais forme un sens contraire à l'intention de l'auteur, ce qui arrive très souvent, un carton est indispensable.
Il est rapporté qu'un célèbre avocat, fut mis en prison pour avoir imprimé dans un factum cette phrase, le roi n'avait pas été sensible à la justice, l'imprimeur avait mis sensible, pour insensible, & cette petite syllabe de moins fut la cause des malheurs d'un honnête homme; un errata, dans ce cas aurait été une faute presque aussi grande.
Je crois même que les livres en vaudraient beaucoup mieux, si les libraires qui se chargent de les imprimer en pays étrangers envoyaient le premier exemplaire de leur édition aux auteurs avant de mettre le livre en vente, & s'ils leur donnaient par là le temps de les corriger. Car il est certain que quand on voit son ouvrage imprimé & dans la forme dans laquelle le public doit le juger, on le voit avec des yeux plus éclairés, on y aperçoit des fautes qu'on n'avait pas vues dans le manuscrit, & la crainte d'être indigne des juges devant lesquels on va paraître, produit de nouveaux efforts, de nouvelles beautés. Pour moi je ne répondrai que de mes nouveaux efforts, & comme il n'est pas juste que les libraires en portent la dépense, je payerai très volontiers à mes libraires à qui j'ai déjà fait présent de mes ouvrages, tous les changements que je voudrais y faire. Je suis si peu content de tout ce que j'ai écrit, que j'aurai très grande obligation à ceux qui m'impriment actuellement, s'ils veulent entrer dans mes vues, & je ne croirai point d'argent mieux employé. Il y a beaucoup d'endroits de la Henriade, & surtout de mes tragédies dont je ne suis point du tout content. A l'égard de l'Histoire de Charles XII je suis actuellement occupé à la réformer; j'en ai déjà envoyé plus d'un tiers aux libraires, mais je leur conseillerais d'attendre pour la réimprimer, que mr Norberg, chapelain de Charles XII, ait donné la sienne; elle doit être en quatre volumes in 4. Il sera, sans doute, entré dans de très grands détails utiles & agréables pour des Suédois, mais peut-être moins intéressants pour les autres peuples. Il différera, sans doute, de moi dans plusieurs faits; car quoique j'aie écrit sur les mémoires de mrs Villelongue, Fabrice, Fierville, tous témoins oculaires, mr Norberg aura pu très bien voir les mêmes choses avec un œil tout différent: & mon devoir sera de profiter de ses lumières en rapportant naïvement son sentiment, comme j'ai rapporté celui des personnes qui m'ont confié leurs mémoires. Je n'ai & ne puis avoir d'autre but que l'amour de la vérité, mais il y a plus d'une vérité que le temps seul peut découvrir; si donc les libraires veulent attendre un peu, l'ouvrage n'en sera que meilleur; s'ils n'attendent pas, il faudra bien le corriger un jour. Un homme qui a eu la faiblesse d'être auteur, doit à mon sens réparer cette faiblesse, en réformant ses ouvrages jusqu'au dernier jour de sa vie. Je suis &c.