à Cirey en Champagne ce 15 aoust 1738
Je suis obligé de vous écrire monsieur pour vous représenter que je ne mérite pas les invectives qui se trouvent dans des mémoires publics où l'on dit que vous travaillez.
Il y a plus d'un an que vous insérâtes dans ces mémoires qui se vendent chez Ledet que j'avois été obligé de sortir de France pour avoir fait imprimer je ne sçai quel ouvrage intitulé la pucelle. Ce bruit seul étoit capable de me perdre. Vous voyez que le temps en a fait voir la fausseté. On vous engage aujourduy à débiter des choses encor plus cruelles, et que je mérite tout aussi peu.
J'ay fait présent de mes ouvrages aux srs Ledet, et des Bordes. Je ne sçai qui leur a mis dans la tête que lors que je leur donnois les Elémens de Neuton, je les avois déjà donnez en France à un autre. Trompez par cette calomnie, ils ont pris le temps que j'étois malade à la mort pour faire achever par un autre ces éléments que je n'avois pas eü le temps de finir, il y ont fait ajouter deux chapitres par un matématicien qui s'est prêté à leur empressement. Loin de me fâcher, j'ay donné des louanges au travail du continuateur, et j'ay dit expressément que ce qui est de luy seroit plus utile aux phisiciens consommez, que mon ouvrage ne le seroit aux commençans.
Je n'ay pu, ny deu empêcher qu'on ne fit à Paris une édition d'après celle d'Amsterdam, mais j'ay deu, en corriger les fautes quand elle a paru. Je l'ay fait, j'y ay joint des corrections et des additions, que j'ay toutes envoyées auparavant aux srs Ledet, ne voulant faire tort à personne, et souhaitant avec raison que toutes les éditions fussent conformes.
J'ay fait plus, j'ay offert de payer aux Ledet les frais des cartons que j'exige, et je veux leur en acheter cent exemplaires au prix courant pour faire des présents.
Ce n'est pas tout, j'ay composé une nouvelle histoire de Charles douze dont j'ay encor fait présent aux Ledet et dont je leur ay déjà envoyé cent quinze pages. C'est dans ces circomstances là monsieur qu'on abuse de leur crédulité pour les soulever contre moy, et qu'on engage, (ce que l'on n'avoit point vu encor) des libraires, à écrire contre leur auteur et contre leur bienfaicteur. Je vous fais juge monsieur de ce procédé et je suis bien persuadé qu'un aussi honnête homme que vous mettra fin à une chose aussi honteuse pour la république des lettres. Une querelle aussi indécente ne peut faire honneur à personne, et il y a tant de plaisir à faire du bien, à ramener des esprit séduits, et à contribuer à la paix que je me flatte déjà que si j'ay encor l'honneur de vous écrire, ce sera pour vous remercier.
Je suis Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
au château de Cirey en Champagne ce 12 aoust 1738