1760-06-17, de Count Ivan Ivanovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J'ai receu la lettre que vous m'avés fait l'honneur de m'écrire, elle me prouve que vos bontés et votre amitié pour moi, sont toujours les mêmes.
Ma reconnaissance et mes remerciemens le sont aussi. Il me reste à souhaiter qu'ils puissent les égaler et m'en rendre digne.

J'avoue en rougissant Monsieur que je vous ai fourni très peu de matières, tant pour le sujet que pour votre plume. Vous m'avés surpris en m'envoyant votre ouvrage, il surpasse de beaucoup ce que j'avais lieu d'attendre. C'est un édifice superbe que vous avés élevé de simples briques. Pierre le grand, a fondé un Empire redoutable secondé de son seul génie; vous composés l'histoire de ce Monarque guidé uniquement du vôtre. N'ayant que de très faibles matériaux, la justesse de votre esprit a su suppléer à mon choix en employant et mettant dans son vrai jour ce qu'il y avait de mieux. Les réflexions philosophiques dont vous ornés les traits de la vérité enseignent à la fois et les faits et les devoirs des homes. Les belles actions racontées par vous excitent les âmes élevées à les imiter, et serviront d'exemple et d'admiration à la postérité. Ce que vous me dites de flateur ne m'éblouit pas assés, pour ne pas reconnaître que ce n'est qu'à vous seul, que le public et nous particulièrement avons l'obligation d'un ouvrage aussi important. Je ressemble en quelque façon à de certains Ministres du Monarque dont vous écrivés l'histoire. Il se plaisait à les revêtir du titre et des honneurs de la charge dont il remplissait lui même si dignement les fonctions. Je compte vous envoyer les campagnes de Pierre le grand en Perse et quelques autres mémoires que j'amasse avec tout le soin possible. Je ne vous fais point d'excuse sur le stile des pièces que je vous comunique, vos peines seraient les mêmes, s'il était meilleur, il ne pourait jamais servir de modèle au vôtre. Je ne ferais que vous ennuyer en vous détaillant les corections de quelques noms propres. Je les ai crues indispensables vu les circonstances qui y ont raport. J'ai hésité jusqu'à ce moment, Monsieur, de vous parler d'une petite remarque que plusieurs persones ont faites ici, sur ce que vous dites dans la préface de l'histoire de L'Empire de Russie, qu'elle est une confirmation et un suplément de l'histoire de Charles XII, on prétend que la plupart des choses contenues dans cet ouvrage ne regarde aucunement le monarque suédois. Voilà, Monsieur, une réflection que je soumets à votre jugement. On ignore àprésent de qui viennent les calomnies odieuses répandues sur nos souverains et notre nation, à cause de la réfutation que la préface de l'édition de Berlin vient d'en faire. On ne saurait être plus sensible Monsieur et plus reconnaissant de l'intérêt que vous prenés à ce qui me concerne. Je regarde votre défense come notre Armée, avec cette différence que ses succès victorieux tombent à la fin en oubli, et que vos écrits, sont autant de monumens consacrés à l'immortalité. J'ay L'honneur d'être avec tous les sentimens que je vous dois

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

J. Schouvallow