1745-12-16, de — Popinet à Le Mercure de France.

Messieurs,

Il y a longtemps que je balance à vous envoyer quelques petites observations critiques, peu essentielles à la vérité, mais très exactes, que j'ai faites sur un endroit de l'Histoire de Charles XII par m. de Voltaire, lesquelles ont échappé à m. de la Motraye.
Je m'y suis enfin déterminé, & c'est moins pour le plaisir malin de critiquer que pour l'éclaircissement de quelques faits que j'écris ces remarques.

L'auteur qui par un goût universel allie dans un degré éminent tous les talents de l'esprit a su se faire admirer dans la composition d'une histoire, comme dans celle d'un poème épique, de plusieurs tragédies &c. Charles XII lui doit autant qu'Henri IV, & Louis XV lui devrait peut-être autant que les deux autres monarques, si la gloire & les vertus de ce roi bienaimé n'étaient encore au dessus du beau poème de Fontenoy qui les a célébrées.

Je ne connais m. de Voltaire que par ses ouvrages & la grande réputation qu'ils lui ont si justement acquise; je l'admire avec tous les connaisseurs; tout ce qui vient de sa plume me charme, mais l'amour de la vérité doit l'emporter sur toute autre considération. Je me persuade même qu'il est assez galant homme pour ne point s'offenser d'une critique aussi réservée que celle-ci qui d'ailleurs rend justice à son mérite. Ce célèbre écrivain me permettra donc d'affirmer ici qu'il a été trompé par de faux mémoires sur ce qui regarde cet infortuné régiment français qui se trouva parmi les prisonniers après la bataille de Fravenstad, laquelle se donna le 12 février 1706 près de Punits entre les Suédois & les Saxons. De tous les ouvrages dont m. de Voltaire a enrichi le public, celui-ci m'a attaché plus particulièrement, parce que j'étais alors dans cet infortuné régiment français, & que j'ai vu moi même ce que je vais rapporter.

M. de Voltaire dit (tome premier, livre troisième, page 12) que cet infortuné régiment français qui se trouva parmi les prisonniers après la bataille de Fravenstad avait été pris par les troupes de Saxe l'an 1704 à la fameuse bataille d'Hocsted. Cela est positivement faux; il fut pris par les Anglais à cette même bataille, & dans le partage qui fut fait de tous les prisonniers il resta dans le Wirtemberg, la Suabe & la Franconie, à l'issue de quoi Auguste, roi de Pologne, qui combattait pour lors contre Charles XII, obtint de l'empereur la permission de lever 800 hommes dans quelques régiments de ces prisonniers. Il en commit le soin à m. de Wacrebac, à qui il donna les ordres de l'empereur.

Ce général se transporta au camp devant Landau dont on faisait le siège pour la seconde fois. Il trouva par hasard m. de Joyeuse de France à qui il remit les ordres qu'il avait pour lever ce régiment. M. de Joyeuse en fut fait colonel & seul commandant. Ce régiment ne fut pas plutôt arrivé en Saxe qu'il fut formé. Il n'était composé que de Français, tant officiers que soldats, & battait marche française. Aussitôt qu'il fut formé, Auguste en fit un régiment de grenadiers& non pas de dragons, comme le rapporte m. de Voltaire, & à l'entrée de la campagne suivante, il en fit des gardes à pied montant la garde au roi en place de son ancien régiment.

La mort du colonel Joyeuse n'est pas rapportée plus fidèlement. M. de Voltaire dit qu'il fut tué à la première ou plutôt à la seule décharge des Suédois. Cela est contre la vérité. Voici comment il fut tué. M. de Joyeuse n'avait nulle part dans le dessein qu'avait formé son régiment de passer au service de Charles XII; lorsqu'il le vit avec douleur passer tout d'un coup du côté des Suédois il prit un drapeau du régiment, le major un autre, qu'ils voulaient sauver, mais ils furent poursuivis par une vingtaine de cavaliers suédois à la tête desquels était un jeune officier, lequel ayant joint m. de Joyeuse lui demanda son drapeau: le colonel fit feinte de le lui vouloir remettre; l'officier avança pour le prendre, & m. de Joyeuse lui présentant le drapeau d'une main lui coupa la tête de l'autre avec un damas qu'il avait à son côté. La mort de ce jeune officier suédois fut aussitôt vengée par celle de m. de Joyeuse, qui reçut à l'instant même vingt coups de pistolet des cavaliers du détachement. Le major, plus timide ou moins téméraire, remit son drapeau & se rendit prisonnier, mais il ne le fut pas plus que le régiment français, où il rentra, lequel fut trompé par Charles XII, parce que au lieu de le faire passer en France, comme il le lui avait promis par des billets qu'il avait fait glisser dans ce régiment, il le prit dès le lendemain à son service.

Voilà, messieurs, tout ce que j'avais à observer sur cet endroit de l'Histoire de Charles XII, que j'ai lu plusieurs fois avec beaucoup d'attention & de goût. Si ces remarques vous paraissent mériter l'impression, je vous prie de les rendre publiques par la voie de votre Mercure. Je le choisis préférablement à tout autre ouvrage périodique, parce qu'il est entre les mains de tout le monde & que c'est aussi le journal de la cour. J'ai l'honneur d'être très respectueusement,

Messieurs,

Votre très humble & obéissant serviteur

Popinet