1765-04-15, de K. Daniel à Voltaire [François Marie Arouet].

Un de vos Confrères de L'Académie, Monsieur, vous disoit un jour;

C'est à Voltaire seul d'écrire,
A nous de lire et de relire
Jour et nuit sa prose et ses vers.

Aussi persuadé de cette vérité que si j'avois le même honneur que Lui, C'est à vous que je m'adresse néantmoins pour me plaindre d'un fait oublié dans votre histoire générale, de même que dans Les Additions ou suppléments qui ont paru depuis; Cet Oubli intéresse également tout François jaloux de La Gloire de son Maître, de Celle de son Pays et qui doit souhaiter par conséquent de la voir perpétuée dans vos Ecrits. Je veux parler d'un Evénement qui étoit digne, à ce que je crois, de tenir sa place parmi ceux de la dernière Guerre dont vous avés fait mention. C'est L'affaire de St Cast en Bretagne arrivée Le 11e de 7bre 1758. Cette journée heureuse et Brillante sauva notre Province; elle fut Due, comme vous sçavés, à L'activité et à La Valeur de Mr Le Duc D'Aiguillon qui accourut du fond de La Province avec quelques Bataillons et un Régiment de Dragons et qui arriva assés à tems pour défaire Les Anglois débarqués sur la plage de St Cast près de St Malo. Ils étoient au nombre de huit Mille hommes soutenus par une Escadre nombreuse dont L'artillerie Formidable ne rallentit ni L'ardeur des Troupes ni les manoeuvres du Général. La Noblesse Bretonne y signala aussi son zèle; Elle formoit une troupe qui marchoit à la tête des Grenadiers. Les Anglois se rembarquèrent confusément et laissèrent sur la plage environ 1200 des Leurs tués, blessés ou prisonniers, sans parler du double de ce nombre au moins, qui périt dans la Mer, soit par le feu de notre artillerie ou Mousqueterie soit dans le désordre du rembarquement; parmi les prisonniers, il y avoit une trentaine d'officiers, dont plusieurs personnes de marque et entre autres Milord Frederic Cavendish, frère du Duc de Devonshire, Mr Le Chevalier Gilmore, Mrs Casvalthide, Powley, avec plusieurs Colonels et Lieutenants Colonels des Gardes. Le Duc D'Yorck, fils Du Roy D'Angleterre, qui étoit à terre depuis trois jours, s'Etoit, heureusement pour lui, rembarqué le matin; il avoit pensé être pris la veille par un de nos partis. Le Général Dury qui commandoit les troupes de débarquement périt dans la Mer en tâchant de regagner la flotte, de même que nombre d'autres officiers. Cet Evénement que Les Anglois eux mêmes ont remarqué dans leurs journaux ou Gazettes et qu'ils ont célébré pour les traits D'Humanité et de Générosité que leurs blessés et prisonniers éprouvèrent de notre part, a été consacré par les Ordres que Le Roy donna de faire Chanter Le te Deum, et de faire des réjouissance publiques dans tout le Royaume et dans ses Armées. La Lettre Circulaire que sa Majesté écrivit à cette occasion, suivant L'usage, aux Evêques et aux Commandants de ses Provinces et de ses troupes, faisoit mention aussi de quelques événements heureux qui venoient d'arriver en Canada, sous le commandement de Mr Le Marquis De Montcalm, ce brave François dont les Anglois ont honoré la mémoire dans le tems même qu'ils pleuroient la mort de leur Général Wolf, tué le même jour que Mr De Montcalm et dans la même affaire qui nous fit perdre le Canada. Si le coup d'oeil rapide que vous avés jetté, dans votre histoire sur les affaires de L'Amérique ne vous a pas permis, Monsieur, de parler de Mr De Montcalm ni de ses Succès, je Crois que vous conviendrés que l'affaire de St Cast méritoit à toutes sortes d'égards que vous en fissiés mention pour son importance en elle même; c'est en effet un événement de la nation deffendant ses foyers. Cette journée humilia un peu Les Anglois qui vainqueurs par tout ailleurs, comme vous L'avés remarqué, Monsieur, ne le furent pas au moins dans cette partie; elle releva aussi L'honneur des armes françoises, dans le tems qu'il étoit le plus en souffrance en Allemagne. La Province de Bretagne, jalouse de Marquer la reconnaissance à son Libérateur, fit frapper pendant la tenue des Etats, assemblés en 1760, une très belle Médaille avec des inscriptions qui constatent L'Evénement. Je ne vous fais tout ce détail, Monsieur, que pour vous représenter que cette journée brillante et util étoit digne, à ce que je crois, d'être remarquée dans les fastes de La France, et par conséquent dans vos Ecrits qui sont Monumentum aere perennius; il y eut quelques pièces de Vers à cette occasion, comme vous en croyés bien, et des Chansons aussi; parmi celles cy, il y en avoit une dont les derniers vers ne seront point dédits par vous, puis qu'ils disoient qu'il ne faut qu'un Richelieu, pour chanter en tout lieu victoire; si vous aviés besoin de quelques Relations plus circonstanciées de cette affaire, je serois àportée de vous les faire parvenir, comme aussi les noms de ceux de la Noblesse et des Officiers des nôtres qui ont péri dans cette journée, dont les principaux sont Mr Le Cher De Polignac, Mr Le Marquis De Cucé, Mr Le Comte De Montaigu et autres, sans parler d'un nombre considérable de blessés. Après tout ce que je viens de vous dire vous pourriés croire, Monsieur, que c'est quelqu'intérêt personnel qui m'anime; Mais L'AMOUR seul de la vérité m'a déterminé à vous écrire, ainsi que l'envie de la voir constatée dans vos Ecrits sur un fait aussi intéressant pour la Gloire des armes Du Roy, pour L'honneur de la Province De Bretagne en particulier et pour celui Du Général à qui elle a dû son salut, de même qu'aux troupes qui ont combattu sous ses ordres. J'ai l'honneur d'être très parfaitement

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Daniel

Si vous m'honnorés d'une réponse, Monsieur, je vous prie de L'adresser sous L'Enveloppe De Monsieur De Croismare, Lieut-Général des armées du Roy, Gouverneur de L'Ecole Militaire.