1770-01-19, de André Bandeuil, chevalier de Fautras à Voltaire [François Marie Arouet].

Il est trop flateur, Monsieur, d'être cité par vous dans l'histoire pour n'être pas vivement touché d'avoir été oublié dans un trait dont on vous aura laissé ignorer toutes les Circonstances; uniquement militaire, sans liaison avec aucun homme de Lettres, il m'est pardonnable, Monsieur, de n'avoir pu prévoir l'instant où vous alliez faire paroitre le Siècle de Louis xv, pour avoir l'honneur de vous engager d'y insérer l'anecdote de ma vie la plus heureuse et la plus flatteuse puisqu'elle m'a procuré l'avantage de montrer aux yeux de toute l'armée, mon zèle patriotique et mon attachement pour le service du Roy; Vous retracez, Monsieur, les magnifiques Campagnes du maréchal de Saxe qui acquèrent un nouveau Lustre par le récit fidel que vous en faite.
C'est en 1746 qu'à ma seconde année de service dans le Corps d'artillerie Je Commençai ma première Campagne en qualité de Volontaire ou Cadet d'artillerie tel que le ministre me désigna alors, par les sièges D'Anvers, Mons, St Ghislain, Charleroy, Namur &c. A ce dernier siège, M. le duc de Chaulnes, Commandant la tranchée, voyant que la Batterie où j'étois Employé qui Battoit le fort Balard, y faisoit peu d'Effet et que difficilement l'on viendroit àbout d'y faire Brèche, me Chargea à l'entrée de la nuit d'aller reconnoitre la position de ce fort, de voir s'il seroit possible de le tourner et de pouvoir tenter l'attaque de vive force, ce que J'entrepris sur le Champ d'Exécuter de mon mieux. Ayant été reconnoitre Jusque dans le fossé et au bas des Escaliers qui montent à la porte de l'entrée du dit fort qui étoit le seul endroit par où l'on pouvoit l'attaquer; ayant rendu Compte de cette position à M. le duc de Chaulnes il hésita toute la Nuit d'en Ordonner l'attaque dont il regardoit le succès comme douteux et qu'il craignoit qui n'eût le même sort que celle du fort Coclès qui manqua la même nuit. Il resta ainsi en suspend Jusqu'à onze heures du matin, alors avant que d'être relevé ne pouvant résister à la gloire de pouvoir emporter ce fort sous son Commandement, il me fit rappeller pour me demander si je répondrois de conduire directement et comme Je l'avois reconnu, des troupes à l'attaque du ford Balard, ce que Je lui assurai si affermativement qu'il fit Commander aussitôt deux Compagnies de grenadiers du régiment de Champagne qu'il m'ordonna de conduire à l'attaque de ce fort qui fut emporté l'Epée à la main et Je partageai avec nos braves grenadiers la gloire d'y être entré à leur tête et d'avoir eu à ce sujet les Louanges du général de l'armée à qui Je fus présenté en même tems que les officiers de grenadiers par le duc de Chaulnes, les applaudissemens de nos Généraux et de mes Camarades et une Lettre très flatteuse du ministre, dont Je joins icy Copie pour Constater le fait, qui m'anonçoit une légère gratification n'ayant point alors le grade d'officier et ne pouvant par Conséquent avoir la Croix de St Louis que Je désirois ardemment, quoiqu'ait pût faire M. le Duc de Chaulnes à ce Sujet qui m'a toujours Comblé depuis de toutes les marques d'amitié possibles; Il ne me restroit donc, Monsieur, pour Comble de satisfaction de ce glorieux Evénement que d'avoir l'honneur d'être regardé comme digne d'être Cité par vous dans l'histoire et que sans rien altérer de celle des officiers du régiment de Champagne que vous avez Cité, il fut dit que le Cher de Fautras d'Andreüil, jeune officier ou Volontaire d'artillerie, avait eu ordre du duc de Chaulnes d'aller reconnoitre la position du fort Balard où il est entré l'épée à la main avec les grenadiers du régiment de Champagne. Je pourrois encore, Monsieur, Constater la Vérité de ce fait par des témoignages et Certificats autentiques d'officiers encore Vivans, tel que M. le Mquis de St Auban, aujourd'huy maréchal de Camp et alors major de l'artillerie et autres officiers particuliers, car la plupart de nos généraux de ce tems n'existent plus, et par le relevé des registres du Bureau de la guerre qui doivent faire mention de cette action qui me devient aujourd'huy bien Etrangère puisque depuis plusieurs années je suis entièrement voué au service de la Marine, ayant été Nommé à la formation des Nouvelles Brigades d'artillerie dans la marine à l'Instar de celles du Corps royal de l'artillerie, major de celle de Brest avec mon Rang de Lieutenant de Vaisseau dans le Corps de la marine, mais néanmoins dans aucun Cas cette action ne peut m'être indifférente et surtout de la voir passer par vous à l'Immortalité; moi et mes Neveux vous en auront une éternelle obligation.

J'ay l'honneur d'être avec les sentimens de la plus parfaitte reconnoissance, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur.

Le chr de Fautras Dandreüil