Monsieur,
Je suis avec vous comme le coq à qui on donna une perle. Il dit qu’on lui faisait trop d’honneur et qu’il ne lui fallait qu’un grain de millet. Je suis très indigne du beau mémoire que vous m’avez envoyé sur la désertion, mais j’en sens tout le prix; et quoiqu’il ne m’appartienne pas de dire mon avis sur une chose si importante et si éloignée de mes connaissances, j’ose pourtant être entièrement de votre opinion.
Ce sont les moines qui devraient déserter en foule et ce sont les soldats qui devraient rester avec leurs colonels. Cependant c’est parmi nous tout le contraire. La raison en est que les moines sont animés par trois motifs qui manquent aux soldats, l’enthousiasme, l’espérance et la cuisine.
Les soldats suédois avaient l’espérance avec Charles XII, et son enthousiasme guerrier. Les Anglais se nourrissent, dit on, mieux que les autres.
Tous ces gens là d’ailleurs croient avoir une patrie et vous savez qu’en général le soldat français est accusé de n’en point avoir, d’être fort raisonneur, inconstant et pillard. Personne n’est plus entouré de déserteurs que moi; ils passent tous par Ferney pour aller en Suisse, à Genêve et en Savoye; et ils reviennent à Ferney mourant de faim. On en composerait une armée plus nombreuse que celles qui ont été commandées par les Condé et les Turenne. Ce fléau cessera peut-être quand on cessera d’avilir le métier. M. le marquis de Monteynard a déjà fait dans ce dessein la plus belle opération qui ait été tentée encore; et j’ose croire que depuis cette époque la désertion est moins fréquente.
Madame Denis est infiniment flattée de votre souvenir et je suis bien consolé dans ma vieillesse et dans mes maladies par les bontés que vous voulez bien avoir pour moi.
J’ai l’honneur d’être &c.