3 avril 1734
Je vous renvoye Adelaide, mon charmant amy, je l'ay relüe avec un plaisir toujours nouveau, j'y ay versé des Larmes.
Elle est bien écrite comme tout ce qui sort de vostre Plume; mais j'ay senti ce qui m'avoit frappé dès la première fois que L'intérest du spectateur étoit un peu partagé entre Vendosme et Nemours et je crois que c'est le seul petit défaut du fonds. Quant au stile, il est coulant, vif et plein de sentiment presque partout. Je crois cependant y avoir remarqué encore quelques vers qui tiennent de l’épique. C'est mr. Le Brun qui porte sans y penser des Portraits Le ton et le Coloris de l'histoire. Le rosle d'Adelaide me paroit complet, c'est la plus aimable fille et la plus charmante maitresse que j'aye vüe de ma vie. J'ay confié le tout à Pelissier qui m'a promis de vous La remettre en main propre. Vous devés y reconnoitre mon cachet.
Vous ne m’écrivés point, mon cher amy, mais je sais que vous estes très occupé, mandés moy seulement quelquefois que vous m'aimés toujours et rien davantage. C'est la seule chose dont je ne vous dispenseray jamais. Vous avés fait La conqueste de mr. Deschamps et mr. Dubourgtroude n'a point de termes pour exprimer tout ce qu'il a Connu en vous d'aimable, d'enchanteur et de séduisant. Il prétend qu'il faut vous adorer et qu'on ne peut moins faire. Je me suis fait conter tout ce que vous luy avés dit, tout ce que vous faites, tout ce qu'il aime en vous, comme si je ne l'avois pas sçu moy mesme. J'ay éprouvé à ces récits une douceur qu'on ressent toujours à parler de ce qu'on aime. En attendant Le plaisir de vous voir et de vivre avec vous nous parlons de vous, nous Lisons vos beaux vers, nous vous admirons et nous vous aimons.
Dubourgtroude m'a promis de vostre part votre vie de Moliere, et il a augmenté L'impatience que j'ay de voir Sanson; c'est dit on quelque chose de bien neuf sur un Théâtre qui sembloit épuisé. On s'ennuyoit depuis longtemps de la monotonie des Opéras, des beaux sentimens et des Diableries. L'un n’étoit plus merveilleux, on s'acoutumoit au Diable, et l'autre étoit affadissant. Vous prenés un ton nouveau, tant il est vray que les Choses ne manquent pas mais les génies pour Les mettre en Oeuvre. Vous avés deviné Rameau, vous l'allés mettre dans tout son jour. Il avoit besoin d'un homme tel que vous pour le faire paroître. Peutestre avions nous besoin de luy pour vous tenter de ce genre d’écrire, ainsy Quinaut et Lully se rencontrèrent.
Je mène une vie si traversée d'occupations ennuyeuses et de Passions turbulentes, que je n'ay ny Le temps ny La tranquilité d'achever mon allégorie. Le matin au Palais et souvent l'après dinée, le soir à mes amis et à mes fantaisies amoureuses, vous jugés si dans ce tumulte on peut faire des vers, et de vers qui vous soient envoyés,mais je prenois avec Plaisir la vacance de Pasques pour achever cette pièce et tascher de la rendre digne de vous être adressée. Envoyés moy vos opéras, vos pièces fugitives, vostre Préface sur Moliere. C'est avec tels restaurants que mon misérable petit génie tourmenté et harcelé de toutes parts peut estre ranimé.
Mon dieu avec quel plaisir j'ay lu vostre lettre qui commence par Philis qu'est devenu ce temps &c., qu'elle est bien écrite, qu'elle est du bon ton et qu'elle est singulière! Je ne vois rien en nostre langue comme cela. Adieu amy adorable et désespérant en tout genre pour qui veut se mesler d’écrire.