1733-11-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Voyez mon cher amy combien je suis docile.
Je suis entièrement de votre avis sur les louanges que vous donnez à notre Adelaide; j'avois peur qu'il ne parût un peu de coqueterie dans mademoiselle du Guesclin, mais puisque vous qui êtes expert en cette science, ne vous êtes pas aperçu de ce défaut, il y a aparence qu'il n'existe pas. Mais vous me donnez autant de scrupules sur le reste, que de confiance sur les choses que vous aprouvez.

Je conviens avec vous que Nemours n'est pas à baucoup près si grand, si intéressant, si occupant le théâtre, que son emporté de frère; je suis encor bien heureux qu'on puisse aimer un peu Nemours, après que le Vendome a saisi pendant deux actes l'attention et le cœur des spectateurs. Si le personage de Nemours est soufert, je regarde comme un coup de l'art d'avoir fait suporter un personage qui devoit être insipide. Vous me dites qu'on pouroit relever le caractère de Nemours en affaiblissant celuy de Coucy. Je ne saurois me rendre à cette idée en aucune façon, d'autant plus que Coucy ne se trouve jamais avec Nemours qu'à la fin de la pièce.

J'aurois bien voulu parler un peu de ce fou de Charles 6, de cette mégère Isabau, de ce grand homme Henri cinq. Mais quand j'en ay voulu dire un mot j'ay vu que je n'en avois pas le temps, et non erat his locus. La passion occupe toutte la pièce d'un bout à l'autre. Je n'ay pas trouvé le moment de raconter tous ces événements qui de plus sont aussi étrangers à mon action principale qu'essentiels à l'histoire. L'amour est une chose étrange. Quand il est quelque part il y veut dominer. Point de compagnon, point d'épisode. Il semble que quand Nemours et Vendome se voient, c'étoit bien là le cas de parler de Charles 6 et de Charles 7. Point du tout. Pourquoy cela? C'est qu'aucun d'eux ne s'en soucie, c'est qu'ils sont tout deux amoureux comme des fous. Peut on faire parler un acteur d'autre chose que de sa passion? et si j'ay à me féliciter un peu c'est d'avoir traitté cette passion de façon qu'il n'y a pas de place pour l'ambition et pour la politique.

Vous avez très bien senti l'horreur de l'action de Vendome. Il semble en effet que ce bau nom ne soit pas fait pour un fratricide. S'il ordonoit en effet la mort de son frère à tête reposée, ce seroit un monstre et la pièce aussi. Je ne sai même si on ne sera pas révolté qu'il demande cette horrible vengeance à l'honnête homme de Coucy, et je vous avoue que je tremble fort pour la fin de ce quatrième acte, dont je ne suis pas trop content. Mais le cinquième me rassure. Il est impossible de ne pas aimer Vendome et de ne le pas plaindre. Je peux même espérer que l'on pardonera à ce furieux, à cet amant malheureux, à cet homme qui dans le même moment se voit trahi par un frère et par une maîtresse qui luy doivent tout deux la vie, qui voit sa maîtresse enlevée et le peuple révolté par ce même frère, et qui de plus est annoncé comme un homme capable du plus grand emportement.

A l'égard du détail je le corrige tous les jours. Je travaille à plus d'un attelier à la fois, je n'ay pas un moment de vide, les jours sont trop courts. Il faudroit les doubler pour les gens de lettres. Que ne pui-je les passer avec vous! Ils me paroitroient alors bien plus courts.

Nous avons relu votre allégorie, nous persistons dans nos très humbles remontrances. Nous vous prions de nous ôter la montagne; trop d'abondance appauvrit la matière. Si j'avois baucoup parlé des guerres civiles, Adelaide ne toucheroit pas tant. Il ne faut jamais perdre un moment son principal sujet de vue. C'est ce qui fait que je pense toujours à vous. Vale et me ama.

V.

Je vous suplie de faire toujours [. . .] Jore qu'il [. . .] adieu.