1733-11-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Aimable amy, aimable critique, aimable poète, en vous remerciant tendrement de votre allégorie.
Elle est pleine de très baux vers, pleine de sens et d'harmonie. Mon cœur, mon esprit, mes oreilles vous ont la dernière obligation. Je me suis rencontré avec vous dans un vers que peutêtre vous n'aurez point encore vu dans ma tragédie:

Touttes les passions sont en moy des fureurs.

Voicy l'endroit tel que je l'ay corrigé en entier. C'est Vendome qui parle à Adelaide au second acte,

Pardonne à ma fureur, toy seule en es la cause.
Ce que j'ay fait pour toy sans doute est peu de chose.
Non tu ne me dois rien. Dans tes fers arrêté,
J'attends tout de toy seule, et n'ai rien mérité.
Te servir en esclave est ma grandeur suprême,
C'est moy qui te dois tout puisque c'est moy qui t'aime.
Tiran que j'idolâtre et que rien ne fléchit,
Cruel objet des pleurs dont mon orgueil rougit,
Ouy tu tiens dans tes mains Les destins de ma vie,
Mes sentiments, ma gloire, et mon ignominie.
Ne fais point succéder ma haine à mes douleurs,
Toutes les passions sont en moy des fureurs.
Dans mes soumissions, crains moy, crains ma colère.
etc.

Il y a encor bien d'autres endroits changez, et bien des corrections envoiez aux comédiens depuis que je vous ay fait tenir la pièce. Pour le fonds il est toujours le même. On ne peut élever de nouvaux fondements comme on peut changer une antichambre et un cabinet, et touttes les bautez de détail sont des ornements presque perdus au téâtre. Le succez est dans le sujet même. Si le sujet n'est pas intéressant, les vers de Virgile et de Racine, les éclairs, et les raisonements de Corneille ne feroient pas réussir l'ouvrage. Tous mes amis m'assurent que la pièce est touchante, mais je consulteray toujours votre cœur et votre esprit, de préférence à tout le monde. C'est à eux à me parler. Il n'y a point de vérité qui puisse déplaire quand c'est vous qui la dites.

Soufrez aussi mon cher amy que je vous dise avec cette même franchise que j'attends de vous que je ne suis pas aussi content du fond de votre allégorie et de la tissure de l'ouvrage que je le suis des baux vers qui y sont répandus. Votre but est de prouver qu'on se trouve bien dans la vieillesse d avoir fait provision dans son printemps, et qu'il faut à vingt ans songer à habiller l'homme de cinquante. La longue description des âges de l'homme est donc inutile à ce but. Pourquoy étendre en tant de vers ce qu'Horace et Despreaux ont dit en dix ou douze lignes connues de tout le monde? Mais, direz vous, je présente cette idée sous des images neuves. A cela je vous répondray que cette image n'est ny naturelle, ny aimable, ny vraisemblable. Pourquoy cette montagne? pourquoi fera t'il plus chaud au milieu qu'au bas? pourquoi différents climats dans une montagne? pourquoi se trouve t'on tout d'un coup au somet? Une allégorie ne doit point être recherchée, tout s'y doit présenter de soy même, rien ne doit y être étranger. Enfin quand cette allégorie seroit juste, et que vous en auriez retranché les longueurs, il resteroit encor de dire, non erat his locus. Votre ouvrage seroit je croi charmant, si vous vous renfermiez dans votre première idée, car de quoy s'agit il? de faire voir l'usage et l'abus du temps. Présentez moy une déesse à qui tous les vieillars s'adressent pour avoir une vieillesse heureuse. Alors chaque sexagénaire vient exposer ce qu'il a fait dans sa vie, et leurs dernières années sont condamnées aux remords ou à l'ennuy. Mais ceux qui ont cultivé leur esprit comme mon cher Cideville, jouissent des biens acquis dans leur jeunesse, et sont heureux et honorez. Voylà un champ assez vaste, mais tout ce qui sort de ce sujet est une morale hors d'œuvre. Votre montagne est une longue préface, une digression qui absorbe le fonds de la chose. N'ayez simplement que votre sujet devant les yeux, et votre ouvrage deviendra un chef d'œuvre.

Pour m'encourager à vous oser parler ainsi, envoiez moy une bonne critique d'Adelaide, mais surtout ne gâtez point Linant. Je ne suis pas trop content de luy. Il est nourri, logé, chaufé, blanchi, vêtu, et je sai qu'il a dit que je lui avois fait manquer un bau poste de précepteur pour l'attirer chez moy. Je ne l'ay cependant pris qu'à votre considération et qu'après que la dignité de précepteur luy a été refusée. Il ne travaille point, il ne fait rien, il se couche à sept heures du soir pour se lever à midy. Encouragez le et grondez le en général. Si vous le traitez en homme du monde vous le perdez. Adieu.