à Paris ce 27 févr. 1734]
Mon tendre et aimable amy, j'ay été bien consolé dans ma maladie en voyant quelquefois votre amy mr du Bourgtroude; il est mon rival auprès de vous et rival préféré, mais je n’étois point jaloux.
Nous parlions de mon cher Cideville avec un plaisir si entier et si pur! Nous nous entretenions de l'espérance de vivre un jour à Paris avec luy; et aujourd'huy voylà mon cher Cideville qui me mande qu'en effet il pourra venir icy bientôt. Cela est il bien vrai? pui-je y compter? Ah c'est alors que j'auray de la santé, et que je seray heureux! Je commence enfin à sortir. J'allay même samedi dernier à l'enterrement d'Adelaïde dont le convoy fut assez honorable. J'avois esquivé le mien, et je fus fort content du parterre qui reçut Adelaïde mourante et Voltaire resuscité, avec assez de cordialité. Il est vray que je suis retombé depuis, mais malgré cette rechutte je veux aller au plus vite chez mr Duboutroude pour luy parler de vous. En attendant disons un petit mot d'Adelaide. On ne se plaint point du duc de Nemours. On s'est récrié contre le duc de Vendome. La voix publique m'a acusé d'abord d'avoir mis sur le théâtre un prince du sang pour en faire de guaité de cœur un assassin. Le parterre est revenu tout d'un coup de cette idée mais nos seigneurs les courtisans qui sont trop grands seigneurs pour se dédire si vite persistent encor dans leur reproche. Pour moy s'il m'est permis de me mettre au nombre de mes critiques, je ne crois pas que l'on soit moins intéressé à une tragédie par ce qu'un prince de la nation se laisse emporter à l'excès d'une passion effrénée. Un historiographe me dira bien que le comte de Vendome n’étoit point duc, et que c’étoit le duc Jean de Bretagne et non le comte de Vendome qui fit cette méchante action. Le publique se moque de tout cela, et si la pièce est intéressante, peu luy importe que son plaisir vienne de Jean ou de Vendome. Mais ce Vendome n'intéresse peutêtre pas assez par ce qu'il n'est point aimé, et par ce qu'on ne pardonne point à un héros français d’être furieux contre une honnête femme qui luy dit de si bonnes raisons. Coucy vient encor prouver à notre homme qu'il est un pauvre homme d’être si amoureux. Tout cela fait qu'on ne prend pas un intérest bien tendre au succez de cet amour. Ajoutez que le sr Dufrene a joué ce rôle indign ement quoy qu'en dise Rochemore.
Le travail que j'ay fait pour corriger ce qui avoit paru révoltant dans ce Vendome à la premièr e représentation, est très peu de chose. Je vous enverray la pièce, vous la trou verez presque la même. Le public qui aplaudit à la seconde représentation ce qu'il avoit condamné à la première a prétendu pour se justifier que j'avois tout refondu, et je l'ay laissé croire.
Adieu mon cher amy. Ecrivez je vous en prie à Linant, qu'il a besoin d'avoir une conduitte très circomspecte, que rien n'est plus capable de luy faire tort que de se plaindre qu'il n'est pas assez bien chez un homme à qui il est absolument inutile, et qui de compte fait dépense pour luy seize cents francs par an. Une telle ingratitude seroit capable de le perdre. Je vous ay toujours dit que vous le gâtiez. Il s'est imaginé qu'il devoit être sur un pied brillant dans le monde avant d'avoir rien fait qui pût l'y produire. Il oublie son état, son inutilité, et la nécessité de travailler. Il abuse de la facilité que j'ay eue de luy faire avoir son entrée à la comédie. Il y va tous les jours sur le téâtre, au lieu de songer à faire une pièce. Il a fait en deux ans une scène qui ne vaut rien; et il se croit un personage par ce qu'il va au téâtre et chez Procope. Je luy pardonne tout parce que vous le protégez. Mais au nom de dieu faites luy entendre raison, si vous en espérez encor quelque chose.