[September/October 1765]
Quand vous m'apprîtes, monsieur, qu'on jouait à Paris une Adélaïde du Guesclin avec quelque succès, j'étais très loin d'imaginer que ce fût la mienne; et il importe fort peu au public que ce soit la mienne ou celle d'un autre.
Vous savez ce que j'entends par le public. Ce n'est pas l' univers, comme nous autres barbouilleurs de papier l'avons dit quelquefois. Le public, en fait de livres, est composé de quarante ou cinquante personnes, si le livre est sérieux; de quatre ou cinq cents, lorsqu'il est plaisant; et d'environ onze ou douze cents, s'il s'agit d'une pièce de théâtre. Il y a toujours dans Paris plus de cinq cent mille âmes qui n'entendent jamais parler de tout cela.
Il y avait plus de trente ans que j'avais hasardé devant ce public une Adélaïde du Guesclin, escortée d'un duc de Vendôme et d'un duc de Nemours, qui n'existèrent jamais dans l'histoire. Le fond de la pièce était tiré des annales de Bretagne, et je l'avais ajustée comme j'avais pu au théâtre, sous des noms supposés. Elle fut sifflée dès le premier acte, les sifflets redoublèrent au second, quand on vit arriver le duc de Nemours blessé, et le bras en écharpe; ce fut bien pis lorsqu'on entendit au cinquième acte le signal que le duc de Vendôme avait ordonné; et lorsqu'à la fin, le duc de Vendôme disait: Es tu content, Coucy? plusieurs bon plaisants crièrent: coussi-coussi.
Vous jugez bien que je ne m'obstinai pas contre cette belle réception. Je donnai, quelques années après, la même tragédie sous le nom du Duc de Foix, mais je l'affaiblis beaucoup, par respect pour le ridicule. Cette pièce, devenue plus mauvaise, réussit assez, et j'oubliai entièrement celle qui valait mieux.
Il restait une copie de cette Adélaïde entre les mains des acteurs de Paris; ils ont ressuscité, sans m'en rien dire, cette défunte tragédie; ils l'ont représentée telle qu'ils l'avaient donnée en 1734, sans y changer un seul mot, et elle a été accueillie avec beaucoup d'applaudissements: les endroits qui avaient été le plus sifflés, ont été ceux qui ont excité le plus de battements de mains.
Vous me demanderez auquel des deux jugements je me tiens. Je vous répondrai ce que dit un avocat vénitien aux sérénissimes sénateurs devant lesquels il plaidait: Il mese passato, disait il, le vostre Excellenze hanno judicato cosi, e questo mese, nelle medesima causa, hanno judicato tutto l'contrario, e sempre ben. Vos excellences, le mois passé, jugèrent de cette façon, et ce mois-ci, dans la même cause, elles ont jugé tout le contraire, et toujours à merveille.
M. Oghières, riche banquier à Paris, ayant été chargé de faire composer une marche pour un des régiments de Charles XII, s'adressa au musicien Mouret. La marche fut exécutée chez le banquier, en présence de ses amis, tous grands connaisseurs. La musique fut trouvée détestable; Mouret remporta sa marche, et l'inséra dans un opéra qu'il fit jouer. Le banquier et ses amis allèrent à son opéra: la marche fut très applaudie. Eh! voilà ce que nous voulions, dirent ils à Mouret; que ne nous donniez vous une pièce dans ce goût-là? Messieurs, c'est la même.
On ne tarit point sur ces exemples. Qui ne sait que la même chose est arrivée aux idées innées, à l'émétique et à l'inoculation? Tour à tour sifflées et bien reçues, les opinions ont ainsi flotté dans les affaires sérieuses, comme dans les beaux arts et dans les sciences.
La vérité et le bon goût n'ont remis leur sceau que dans la main du temps. Cette réflexion doit retenir les auteurs des journaux dans les bornes d'une grande circonspection. Ceux qui rendent compte des ouvrages, doivent rarement s'empresser de les juger. Ils ne savent pas si le public, à la longue, jugera comme eux; et puisqu'il n'a un sentiment décidé et irrévocable qu'au bout de plusieurs années, que penser de ceux qui jugent de tout sur une lecture précipitée?