1734-12-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J'ay mené une vie un peu errante mon adorable amy depuis près d'un mois, voylà ce qui m'a empêché de vous écrire.
Je croi que je touche enfin à la paix que vos négociations et vos bontez m'ont procurée. Voylà madame de Richelieu qui va enfin être présentée. Elle ne quittera point votre garde des sceaux, qu'elle n'ait obtenu la paix, et j'espère qu'enfin cette infâme persécution pour un livre innocent cessera. Pour moy je vous avoue qu'il faudra que je sois bien philosophe pour oublier la manière indigne dont j'ay été traitté dans ma patrie. Il n'y a que des amis tels que vous, et tels que ceux qui m'ont si bien servi qui puissent me faire rester en France. Voulez vous si je ne reviens pas sitost que je vous envoye certaine tragédie fort singulière que j'ay achevée dans ma solitude? C'est une pièce fort crétienne qui poura me réconcilier avec quelques dévots. J'en seray charmé pourvu qu'elle ne me brouille pas avec le parterre. C'est un monde tout nouvau, ce sont des mœurs toutes neuves. Je suis persuadé qu'elle réussiroit fort à Panama et à Fernambouc. Dieu veuille qu'elle ne soit pas siflée à Paris. J'avois commencé cet ouvrage l'année passée avant de donner Adélaide et j'en avois même lu la première scène au jeune Crebillon et à Dufrene. Je suis assez sûr du secret de Dufrene mais je doute fort de Crebillon. En tout cas je luy feray demander le secret sauf à luy à le garder s'il veut. Vous pouriez toujours faire donner la pièce à Dufrene sans que Crebillon ny personne en sçût rien. Le pis qui pouroit arriver seroit d'être reconnu après la première représentation, mais nous aurions toujours prévenu les cabales. Les examinateurs, ne sachant pas que l'ouvrage est de moy, le jugeroient avec moins de rigueur, et passeroient une infinité de choses que mon nom seul leur rendroit suspectes. Est il vray que mr Palu a passé de l'intendance de Moulins à celle de Besançon? Peutêtre esce une fausse nouvelle, mais un pauvre reclus comme moy peut il en avoir d'autre? Est il vray qu'on parle de paix? Mandez moy je vous prie ce qu'on en dit. Il n'y a point de particulier qui ne doive s'y intéresser, en qualité d'asne à qui on fait porter double charge pendant la guerre.

Etes vous à Paris? mr votre frère y est il? qu'est devenue madame votre mère? qu'est devenue madame de Bolingbrooke? Adieu, je vous aime comme vous méritez d'être aimé.

V.