1736-03-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Françoise Quinault.

Je reçus votre lettre mademoiselle le 22 février.
Nous voicy au 16 mars. Votre enfant prodigue est fait, transcrit, et envoyé à mr Dargental. Le sujet, et le peu de temps que j'ay mis à le traiter doivent me répondre des siflets, mais enfin Zaïre, La crétienne Zaire, née au même endroit où la parabole de l'enfant prodigue fut faitte, ne m'a jamais coûté que 18 jours. Aussi l'ai je corrigée avec soin pour la nouvelle édition qu'on en va faire. Puissai-je corriger L'enfant d'aujourduy après un aussi heureux succez. Je seray très content alors du nouvau testament et du téâtre, et au Lieu d'être excomuniez nous serons tous canonizez.

Songer mademoiselle que c'est vous qui m'avez donné ce sujet très crétien, fort propre à la vérité pour l'autre monde, mais gare les siflets de celuy cy. Il n'y a rien à risquer mademoiselle si vous vous chargez de l'ouvrage, et en vérité vous le devez. C'est à vous à nourir L'enfant que je vous ay fait. L'acouchement est secret, il n'y a que made la marquise du Chatelet qui ait assisté à L'opération. Alzire s'est bien trouvée de ses bontez. Cet enfant cy quoyque venu avant terme, est sous sa protection, et elle en augure très bien.

Pour moy mademoiselle voicy ce que j'en pense. La pièce arrangée et conduite par vos ordres et embelie par votre jeu (si vous daignez jouer une Croupillac ou tel autre rôle) aura un succès étonnant si on ignore que j'en suis l'auteur, et sera siflée si on s'en doute.

Le titre d'enfant prodigue luy feroit autant de tort que mon nom. Il faudra que vous soyez la maraine, comme vous êtes la mère de la pièce, et que vous luy trouviez un titre convenable. La mesure nouvelle des vers inconue au téâtre piquera très sûrement la curiosité du public. L'ouvrage est neuf de touttes façons. Le nom de comédie ne luy convient peutêtre pas, àcause de L'extrême intérest qui règne dans la pièce. Apellons la si vous voulez, pièce de téâtre. Ce nom répond à tout. Si vous n'avez rien de mieux à faire jouez la après pâques. Mr Dargental est le seul ho͞e dans Paris qui soit dans le secret. J'aurois manqué à mon devoir en ne m'adressant pas à luy. Il a le manuscrit.

Cette fredaine sera s'il vous plaît sans préjudice des autres ouvrages que je compte faire pour votre téâtre. Vos conseils et votre estime que je voudrais mériter sont un encouragement qui est capable de me tourner la tête, et qui me rendroit poète, si la nature ne vous avoit pas prévenue.

Ayez la bonté belle et discrette reine du téâtre de me mander vos résolutions. Il me semble qu'ayant fait un enfant ensemble, je dois suprimer ces formules de lettre qui assurément n'ajouteroient rien à l'estime pleine d'attachement que Le père de L'enf. prodigue aura toutte sa vie pour vous.

V.

Quand j'avois mis un petit mot pr mr Dufrene dans ma dernière lettre, c'étoit une prière faite à vous de luy parler de moy.