1736-11-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Françoise Quinault.

On ne peut être plus touché que je le suis de la vivacité tendre avec laquelle vous daignez m'avertir de ce qui se passe, et de ce que j'aurois dû prévenir; vous me prouvez bien, qu'en vous l'actrice quelque parfaite qu'elle soit est bien au dessous de la personne.
Vous êtes adorable, et je vous suis tendrement attaché pour toute ma vie. Cela est bien certain, mais si vous aviez pour moy autant d'amitié que je le désire, vous n'auriez pas refusé mes petites étrennes. C'est me traiter bien rigoureusement. Je compte bientôt prendre la liberté de vous envoyer des colifichets de Prusse, car je suis sur mon départ. Madame du Chastelet ira en Lorraine pour ses afaires, et moy pendant ce temps là, je feray une petite visite au prince royal de Prusse qui veut absolument que j'aille le trouver. Vous m'avez pris pour un poète, et les Allemans, je ne sçais sur quoy fondé me prennent pour un philosophe. Peutêtre ne sui-je ny l'un ny l'autre.

Je laisse entre Vos mains comme de raison la destinée de l'enfant prodigue. En vérité je ne sçais où j'en suis. Je ne conçois pas le goust du public. Il faut être sur les lieux pour bien juger, on ne peut voir de loin l'effet que font les choses, mais si vous étiez en Prusse et moy à Paris, je m'en raporterois encor à vous, à plus forte raison, quand vous êtes à Paris dans votre tribunal.

Cependant ne vaudrait il pas mieux, ou n'eût il pas mieux valu commencer L'enf. p. de la façon de la leçon dernière que j'ay envoyée?

Puisqu'on a corrigé, comment a t' on laissé,

Il est bien chiche !

Ne vaut il pas mieux dire

Il est avare, et tout avare est sage.
Oh c'est un vice excellent en ménage,
Un très bon vice, etc.?

Pourquoy Rondon dit il encor

etc. Je te baille un mari
Pédant, avare et fat, et renchéri?

Ne valoit il pas mieux

Tant soit peut fat, et par trop renchéri?

Si on n'a pas voulu passer à la police ces vers,

Mais s'il te plaît quel excès de surprise!
Pourquoy ces yeux de gens qu'on exorcise?

comment a t'on pu y substituer

De gens qu'on timpanise?

Timpanise n'a aucun sens.

Je vous demanderois en grâce, de faire dire

Mais s'il te plaît quel accez de folie!
Pourquoy ces yeux, cet air, de gens qu'on lier?

On nous avoit encor retranché

Ses cheveux blancs, son air, et sa démarche
Ont à mon sens l'air d'un vray patriarche.

On a mis à la place

son air et ses manières
Retracent bien les vertus de nos pères.

Des manières qui retracent ces vertus de nos pères, ne sont pas tolérables, et, nos pères dans la bouche d'un valet!

Je vous suplie de faire dire

Cet air, ce port, cette âme bienfaisante
Du bon vieux temps est l'image parlante.

Je conçois bien que toutes ces corrections furent faites à la hâte mais n'auroit on pas pu différer de trois jours la 1ère représentation? Vous savez que je corrige tout ce qu'on veut et que je ne fais pas attendre. Ce que j'en dis au moins n'est pas pour me plaindre. Je ne suis ny fou ny ingrat, c'est seulement pour contribuer un peu davantage à la fortune de notre enfant que vous aimez.

Si on n'aime plus absolument que le comique noble et intéressant, gare pour la tragédie! La comédie va prendre la place, mais notre téâtre passera en Europe pour très vicieux, et nous allons perdre la seule supériorité que nous avions. Nos comédies deviendront des tragédies bourgeoises, dépouillées de l'harmonie des baux vers. Mon sentiment étoit que l'on joignit le comique à l'intérest, et c'est de quoy j'ay vu un essay bien estimable dans le glorieux. Ce mélange de plaisanterie et d'attendrissement me paroît la vraye peinture de la vie civile. C'est dans cette idée que je voulois donner à la Croupillac un caractère de bonne diablesse sur le retour avouant franchement son amour et ses rides, s'expliquant plaisament, et en vers corrects et frapez. Je vous demande en grâce de relire les premiers actes tels que je les ay envoyez à mr Dargental. J'ose croire que je n'y suis pas trop éloigné du but, et si cette tournure ne plaît pas, il faut absolument suprimer la Croupillac.

Je vous écris charmante Talie par une autre route que celle de Vassy. Il y a sur la route de Vassy dans la ville de Maux, un burau de commis maladroits qui sans y penser décachètent les lettres, et puis en font des extraits. Je suis très fâché que vous les ayez mis dans la confidence des choses que vous m'avez reprochées. On croiroit par votre lettre que j'ay écrit quelque chose d'horrible sur des matières sacrées. Je n'ay pourtant fait aucun ouvrage, dont la relligion et les mœurs ne fussent le fondement. La Henriade, Alzire, Zaire, en sont des preuves assez publiques. Si on a pris de travers un ouvrage très innocent, et fait il y a deux ans, ce n'est pas ma faute. On dit qu'il s'est trouvé chez feu mr l'évêque de Lusson, et que le président du Puis, en a fait mille copies. D'ailleurs un chartreux ne pouroit que rire et s'amuser de cette bagatelle, s'il avoit un peu de bon sens. L'insolente absurdité avec la quelle certaines gens en ont parlé, est un ridicule baucoup plus grand que tous ceux que vous avez jouez sur le téâtre. L'amitié qui me retiendra peutêtre en France, m'empêchera de suivre mon juste ressentiment.

Au reste il y a plus de huit jours que j'ay laissé mr Dargental maître absolu de finir une afaire très désagréable, que j'aurois soutenue avec hauteur et mépris, si je ne voulois pas vivre pour mes amis. Vous êtes des premières dans la liste des personnes à qui je sacrifie la fureur que j'ay pour la liberté. Il est de conséquence pour moy que dans la première lettre que vous m'écrirez, vous me parliez de la décence et des mœurs qui font le caractère de mes ouvrages. Ensuitte je vous prieray de me donner vos ordres par une autre voye.

Comptez que vous n'aurez jamais, de serviteur, d'amy, d'admirateur plus zélé que moy.