1736-10-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Françoise Quinault.

Savez vous bien divine Talie, l'effet que m'a fait votre lettre?
Elle m'a donné un chagrin très vif de n'avoir fait pour vous qu'une Croupillac. Je n'ay point senti la joye du succez, je n'ay vu autre chose sinon combien je suis indigne de vous. C'est vous qui par vos soins avez fait réussir la pièce, mais c'est moy qui ay fait cette Croupillac. Est il possible qu'on soit obligé pour ce public de se jetter à ce point là hors de son caractère? vous dont l'esprit est si fin, si délicat, si juste, si élevé? Car il est tout cela, et il faut vous le dire, vous êtes obligée de jouer des rôles ridicules, et moy qui tâche de penser comme vous je fais des Croupillacs!

Je suis honteux pour vous et pour moy. Ce qui me console, c'est que le langage du cœur, que vous entendez si bien, le ton de l'honnête homme, les mœurs ont réussi. Le fonds de vertu qui est dans cet ouvrage devoit vous plaire, et a subjugué le public. Mais comment ferez vous discrète et aimable mère de notre enfant, pour mettre un bâillon à ce petit L. m.? Ce seroit là une entreprise digne de vous. Vous ne me mandez rien du père Gresset. Il y a pourtant grande aparence que c'est luy qui a fait cet enfant. Il me semble que le titre est tout jesuitique. De plus ce Gresset est un enfant prodigue revenu au monde qu'il avoit abandonné. Enfin c'est Gresset, je n'en démors point.

Voulez bien me faire un plaisir? Envoyez je vous en prie une copie de la pièce, telle qu'on la joue, bien cachetée à mr Robert, avocat, rue du Mouton près de la Grève. C'est le digne homme qui doit m'aporter ce petit chien noir. Tout Cirey vous remercie de ce petit chien, et de ce petit enfant prodigue.

Eh bien vous l'avez donc hardiment mis sous ce nom sacré? Le nouvau testament m'est plus favorable que L'ancien. On n'a pas passé à l'opera ce Samson dont l'histoire n'est écrite que par Esdras (connaissez vous Esdras?) et on reçoit à belles baises mains, une parabole prise tout net d'après qui vous savez (connaissez vous qui vous savez?). Voylà comme tout va dans ce monde. Quand vous Vous mêlez de faire passer quelque chose il faut qu'il passe.

Divine Talie envoyez moy cet enfant tel qu'il a paru, afin que je le rende un peu moins indigne de tant de bontez. Mr Dargental étoit il à Paris? a t'il vu batizer notre enfant? On parle d'un discours de Grandval, d'un habit tragique à moitié mis. Vous avez conduit cette grande intrigue en personne capable de tout. En vérité vous êtes admirable. Vos lettres me font plus de plaisir que le succez. Æmilie est enchantée de vous, et vous fait bien des compliments. Je vous suis attaché pour toute ma vie.

V.