ce 2 janvier 1738
Lors que deux personnes qui ont autant de goust et d'esprit que vous et mr Dargental, jugent si unanimement sans s'être communiqué leurs idées, c'est une espèce de démonstration pour moy, ma charmante et judicieuse Talie, qu'il ne faut pas appeler de cet arrest.
Je me suis trompé plusieurs fois en ma vie, et dans ma conduite, et dans l'aplication de mes faibles talents. J'ay apris au moins par une longue et fâcheuse expérience à être toujours en garde contre moy même. Il y a grande aparence que je n'ay pas conçu assez quelle est la différence de L'auditoire de Verone et de celuy de Paris. Mr le marquis Mafey a réussi prodigieusement en Italie avec une pièce simple, familière même quelquefois, sans incidents, sans intrigue. La nature seule parle dans cette pièce, et ce langage a réussi auprès de plusieurs nations qui ne regardent point la galanterie comme le fondement du téâtre, et qui d'ailleurs n'ayant pas d'autres chefs d'œuvres dans leurs langue, admirent cette simplicité tant recomandée autre fois dans Athenes, et devenue insipide à Paris.
Non seulement je me serai trompé en ayant devant les yeux mon sujet plus que mon parterre, mais encor en ne songeant pas assez que ce sujet a déjà été traitté plusieurs fois. Je ne connais point du tout le Telefonte de mr de la Chapelle. Je n'avois nulle idée de L'Amasis, je viens de lire cet Amasis que mr Dargental a eu la bonté de m'envoyer. Je vous avoue que je n'y trouve rien selon mon goust, cela me paroît un roman chimérique, chargé d'incidents à mettre dans les mille et une nuit. Depuis trente cinq ans que cette pièce est imprimée elle n'a aucun succez dans l'Europe, mais je conçois très bien qu'elle en peut avoir un grand quand on la joue bien. Tel est le comte d'Essex, pièce mieux conduite, telle est Andronic, ouvrage faible d'un bout à l'autre. Il y a baucoup de pièces que le téâtre soufre, mais dont il est mpossible de retenir deux vers.
Je ne donnais ma Merope que comme une imitation de la Merope de mr Mafei, je comtois même la luy dédier. J'espérois que le public la verroit sur le pied d'une espèce de traduction. J'avouerai encor que la simplicité de l'ouvrage de mr Mafey m'avoit séduit; que j'aime mieux la scène où la mère prend son fils pour le meurtrier de son fils même, que baucoup de pièces entières de Corneille et de Racine. J'ay toujours pleuré à ces paroles de Merope,
Je vois que je me suis encor bien trompé sur le cinquième acte qui n'est qu'une traduction littérale des 3 quarts du cinquième acte italien. Je regardois le récit d'Ismenie comme un chef d'œuvre, et le vieillard comme tout autre chose qu'un confident. Il y a tel roy qui n'est qu'un personage subalterne, et je ne connais aucun personage aussi principal que ce vieillard. J'entends le vieillard de Mafey, mais enfin le mien n'est qu'une traduction, ou peu s'en faut.
Dirai-je encor que c'est la seule pièce où l'amour maternel soit véritablement traitté, la seule où ce grand intérest ne soit point déshonoré par une fade intrigue de galanterie qui rend le téâtre français ridicule aux yeux des étrangers? Dirai-je enfin que dans la pièce de mr Mafey on ne trouve pas le moindre défaut de conduite?
Quant à la mienne, je n'ay rien à dire. J'ay pu gâter un si bau fonds, j'ay pu pousser la simplicité jusqu'à la platitude, j'ay pu altérer ce que j'ay changé, enfin je mets les défauts sur mon compte. Si vous croyez que ces défauts soient tellement attachez à la tournure de la pièce qu'on ne puisse les en séparer il faut abandonner L'ouvrage, mais si vous croyez aimable et sage critique, que l'on puisse les corriger, daignez employer une heure ou deux de votre temps à me dire ce que vous pensez, et je vous réponds que j'en profiteray.
Je ne saurois trop vous remercier mademoiselle, je ne saurois trop sentir la générosité avec la quelle vous préférez l'avancement de L'art à l'intérest de jouer une pièce nouvelle. D'autres accepteroient sans hésiter un ouvrage médiocre, qui ne laisseroit pas d'avoir quelques représentations, mais vous n'avez jamais que des sentiments nobles, vous préférez l'intérest de la réputation de votre ami à toutes les autres considérations. On ne peut rendre plus de justice que je le fais à votre esprit et à votre coeur.
La conclusion de tout cecy sera que si je ne peux rien faire de cette Merope qui convienne au téâtre français je tâcheray de dérober à mes autres occupations assez de temps pour vous donner une autre tragédie qui sera toute de moy, et toute soumise à vos lumières.
J'ay baucoup corrigé une certaine Adelaïde. Si quelque jour les comédiens en vouloient, je leur en ferais présent. Pourois-je espérer qu'on rejouast Oedipe et Brutus avec de très grands changements que j'ay faits à ces deux pièces, et que je compte faire imprimer? J'ay baucoup changé par exemple les rôles de Philoctete et de Tullie.
A l'égard de l'enfant prodigue, me trompai-je si j'ose en espérer encor quelque succez quand on le jouera tel qu'il est imprimé, en retranchant les 2 dernières scènes du quatrième acte?
Puisque je suis entrain d'abuser de vos bontez pui-je vous prier de donner au sr Minet cette petite correction qui regarde Zaire? On m'a dit qu'on la jouoit encor quelque fois, et que grâce aux acteurs elle n'estoit pas mal reçue. Les deux vers que je corrige sont si mauvais que vous devez vous intéressez à les bannir de votre téâtre. Je finis mademoiselle en vous assurant de ma reconnaissance, de mon tendre dévouement, et de l'estime la plus sincère, et en vous souhaitant des auteurs qui aient plus de temps et plus de génie que moy. Vous n'en trouverez pas qui sentent mieux ce que vous valez. Si dans l'ocasion vous voulez bien assurer mrs Destouches et la Chaussée de mon estime, vous me ferez un sensible plaisir. Ne m'oubliez pas surtout je vous en suplie auprès de melle de Balicour, et de mr Dufrene.
V.
Encor un petit mot s'il vous plaît, c'est une rébellion contre un de vos arrêts. Vous dites dans votre lettre que Merope ne prend aucun moyen pour sauver son fils; mais ce fils n'est dans aucun danger éminent de la part du tiran. Si Polifonte le reconnaissoit, il seroit à craindre qu'il ne s'en défit tôt ou tard, mais il ne le cherche pas pour le perdre dans l'instant présent. Ce sont des nuances que j'ay peutêtre mal débrouillées. Pardon.
Madame du Chatelet vous fait bien des compliments, et moy je vous demande bien pardon de mes plates étrennes.