1738-12-23, de René Joseph Tournemine à Pierre Brumoy.

Je vous renvoie mon révérend père Merope, ce matin ce matin à huit heures.
Vous vouliez l'avoir dès hier au soir, j'ai pris le temps de la lire avec attention. Quelque succès que lui donne le goust inconstant de Paris elle passera jusqu'à la postérité comme une de nos tragédies les plus parfaites, comme un modèle de tragédie. Aristote, ce sage législateur du théâtre, a mis le sujet au premier rang des sujets tragiques. Euripide l'avait traité, et nous aprenons d'Aristote que toutes les fois qu'on représentoit sur le théâtre de l'ingénieuse Athenes le Cresphonte d'Euridipe, ce peuple, accoutumé aux chefs d'Œuvres tragiques, estoit frapé, saisi, transporté d'une émotion extraordinaire. Si le goust de Paris ne s'accorde pas avec celuï d'Athenes Paris aura tort sans doute. Le Cresphonte d'Euripide est perdu, monsieur de Voltaire nous le rend. Vous mon père qui nous avés donné en françois Euripide tel qu'il charmoit la Grece, avez reconnu dans la Merope de notre illustre ami la simplicité, le naturel, le patétique d'Euripide. Monsieur de Voltaire a conservé la simplicité du sujet, il l'a débarassé non seulement d'épisodes superflus mais encor de scènes inutiles. Le péril d'Egiste occupe seul le théâtre, l'intérest croist de scène en scène jusqu'au dénouement, dont la surprise est ménagée, préparée, avec beaucoup d'art. On l'attend du petit fils d'Alcide. Tout se passe sur le théâtre comme il se passa dans Mèssène. Les coups de théâtre ne sont point des situations forcées dont le merveilleux choque la vraisemblance, ils naissent du sujet, c'est l'événement historique vivement représenté. Peut on n'estre pas touché, enlevé dans la scène où Narbas arrive au moment que Mèrope va immoler son fils qu'elle croit vanger? dans la scène où elle ne peut sauver son fils d'une mort inévitable qu'en le faisant connoitre au tiran?

Le cinquième acte égale ou surpasse le peu de cinquièmes actes excellens qu'on a veus sur le théâtre. Tout se passe hors du théâtre et l'auteur a transporté ce semble toute l'action sur le théâtre avec un art admirable. La narration d'Ismenie n'est pas de ces narrations étudiées, hors d'Œuvre, où l'esprit brille à contretemps, qui ralentissent l'action, qui dégénèrent en fadeur: elle est toute action. Le trouble d'Ismenie peint le tumulte qu'elle raconte. Je ne parle point de la versification. Le poète, admirable versificateur, s'est surpassé. Jamais sa versification ne fut plus belle et plus claire.

Tous ceux qu'un zèle raisonnable anime contre la corruption des moeurs, qui souhaittent la réformation du théâtre, qui voudroient qu'imitateurs exacts des Grecs que nous avons surpassés dans plusieurs perfections de la poésie dramatique nous eussions plus de soin d'atteindre à sa véritable fin, de rendre le théâtre comme il peut l'être, une école des moeurs, tous ceux qui pensent si raisonnablement doivent être charmés de voir un aussi grand poète, un poète aussi accrédité que le fameux Voltaire, donner une tragédie sans amour. Il n'a point hazardé imprudemment une entreprise si utile: aux sentimens de l'amour, il substitue des sentimens vertueux qui n'ont pas moins de force. Quelque prévenu qu'on soit pour les tragédies dont l'amour forme l'intrigue, il est cependant vray et nous l'avons souvent remarqué les tragédies qui ont le plus réussy ne doivent pas leurs succès aux scènes amoureuses. Au contraire tous les connoisseurs habiles soutiennent que la galanterie romanesque a dégradé notre théâtre et avili nos meilleurs poètes. Le grand Corneille l'a senti. Il souffroit avec peine la servitude où le réduisoit le mauvais goust dominant. N'osant encor bannir du théâtre l'amour il en a banni l'amour heureux. Il ne lui a permis ni bassesse ni foiblesse. Il l'a élevé jusqu'à l'héroisme, aimant mieux passer le naturel que de s'abaisser à un naturel trop tendre et contagieux.

Voilà mon révérend père le jugement que votre illustre ami demande. Je l'ai écrit à la haste, c'est une preuve de ma déférence, mais l'amitié paternelle, qui m'attache à lui depuis son enfance ne m'a point aveuglé. Faites passer jusqu'à lui ce que je vous écris. J'ai l'honneur d'être avec les sentimens que vous connoissés mon cher ami, mon cher fils, la gloire de votre père, entièrement à vous.

Tournemine jesuite