1764-09-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Je vous dois, monsieur, de l'estime et de la reconnaissance, et je m'acquitte de ces deux tributs en vous remerciant avec autant de sensibilité que je vous lis avec plaisir.
Vous pensez en philosophe et vous faites des vers en vrai poète. Ce n'est pas la philosophie à qui on doit atribuer la décadence des beaux arts. C'est du temps de Neuton qu'ont fleuri les meilleurs poètes anglais; Corneille était contemporain de Descartes, et Molière était l'élève de Gassendi. Notre décadence vient peut-être de ce que les orateurs et les poètes du siècle de Louis 14 nous ont dit ce que nous ne savions pas, et qu'aujourd'hui les meilleurs écrivains ne pourraient dire que ce qu'on sait. Le dégoût est venu de l'abondance. Vous avez parfaitement saisi le mérite d'Homere, mais vous sentez bien monsieur, qu'on ne doit pas plus écrire aujourd'hui dans son goût, qu'on ne doit combattre à la manière d'Achille et de Sarpédon. Racine était un homme adroit; il louait beaucoup Euripide, l'imitait un peu (il en a pris tout au plus une douzaine de vers) et il le surpassait infiniment. C'est qu'il a su se plier au goût, au génie de la nation un peu ingrate, pour laquelle il travaillait. C'est la seule façon de réussir dans tous les arts. Je veux croire qu'Orphée était un grand musicien, mas s'il revenait parmi nous pour faire un opéra, je lui conseillerais d'aller à l'école de Rameau.

Je sais bien qu'aujourd'hui les Welches n'ont que leur opéra comique; mais je suis persuadé que des génies tels que vous peuvent leur ramener le siècle de Louis 14; c'est à vous de rallumer le reste du feu sacré qui n'est pas encore tout à fait éteint. Je ne suis plus qu'un vieux soldat retiré dans sa chaumière. Je souhaite passionnément que vous combattiez contre le mauvais goût avec plus de succès que nous n'avons résisté à nos autres ennemis. C'est avec ces sentiments très sincères que j'ai l'honneur d'être, monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Voltaire