à Cirey le 24 août 1735
Vos lettres ajoutent un nouveau charme à la douceur dont je jouis dans la solitude, où je me suis retiré loin du monde bruyant, méchant & misérable.
Loin des mauvais poètes & des mauvais critiques j'aime mille fois mieux savoir par vous des nouvelles de tout ce qui se passe, que d'en être le témoin. Il y a une infinité d'événements qui ennuient le spectateur & qui deviennent intéressants, quand ils sont bien contés. Vous m'embellissez par vos lettres les sottises de mon siècle. Je les lis à une personne respectable & bien aimable, dont le goût est universel. Vos lettres lui plaisent infiniment. Je suis bien aise de vous faire cette petite trahison, afin de vous engager à m'écrire plus souvent. S'il n'y avait que moi qui lusse vos lettres, je vous prierais encore de m'en favoriser chaque jour par le seul intérêt de mon plaisir; mais puisqu'elles font les délices d'une personne à qui tout le monde voudrait plaire, c'est amour propre qui y est intéressé à présent.
Mandez moi donc si le grand musicien Rameau est aussi maximus in minimis& si de la sublimité de sa grande musique il descend avec succès aux grâces naïves du ballet. J'aime les gens qui savent quitter le sublime pour badiner. Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles; je l'en estimerais davantage. Celui qui n'a qu'un talent, peut être un grand génie; celui qui en a plusieurs, est plus aimable. C'est apparemment parce que je suis le très humble serviteur de ceux qui touchent à la fois aux deux extrémités, qu'on m'a gravé à côté de m. de Fontenelle. Mon ami Tiriot s'est fait peindre avec la Henriade à la main. Si j'ai une copie de ce portrait, j'aurai ma maîtresse & mon ami dans un cadre. Mandez moi si vous le voyez quelquefois à l'opéra & aiguillonnez un peu la paresse qu'il a d'écrire. Adieu, je vous embrasse tendrement.