1763-04-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacob Friedrich von Bielfeld.

Vous croyez, monsieur, que je n'ai point d'amour propre ou vous voulez que la tête me tourne de l'honneur que vous me faites.
Vous voulez bien me dédier un livre agréable et instructif. Je n'ai rien de pareil à vous offrir; vous me prenez trop à votre avantage. Vous voilà donc rendu à Berlin? Je vois que vous aimez les triomphes, c'est apparemment ce qui fait que vous ne venez pas chez nous. Mais venez, si vous aimez la comédie. Ce vieux bonhomme de Mauritius, que vous avez vu à Hambourg, me mandait qu'il jouait Lusignan mieux que moi, parce qu'il était paralytique. Je ne le suis pas encore, mais je deviens aveugle. Nous vous donnerons un rôle de financier, puisque vous en avez le ventre et nous vous en souhaitons le coffre fort. Madame Denis est une grande actrice, mlle Corneille devenue mme Dupuits est toujours chez moi et joue les soubrettes très joliment, son mari en qualité d'officier de dragon doit faire les petits maîtres, moi les vieillards comme de raison, attendu que j'ai soixante dix ans; voilà notre troupe complète. Le théâtre est assez joli, mais je ne pense pas que vous quittiez la Sprée pour mon lac, et le séjour de la gloire pour celui de nos chétifs amusements. Si vous venez, vous nous comblerez de joie, sinon ce sera de regrets: et pour le temps qui me reste à badiner sur la terre, je serai très sérieusement avec bien de la reconnaissance, Monsieur,

Voltaire Gentilhomme de la chambre du roi